di LAURENT BOVE.
(Professeur émérite de l’université d’Amiens)
La question de la «confiance» des citoyens envers leur «classe politique», ou celle de la confiance des sociétés quant à leur avenir étant, aussi bien en Europe qu’en Amérique Latine, un thème actuellement récurrent, j’ai souhaité faire le point sur ce que Spinoza pouvait nous apprendre sur cette question de la «confiance» politique.
C’est bien de confiance politique dont Spinoza nous parle, en effet, lorsque dans le scolie 2 de la prop. 37 d’Éth. IV, à propos du pacte, il s’interroge sur la manière dont les hommes peuvent procéder pour, dit-il, se donner une assurance mutuelle et instaurer une «confiance mutuelle» (et fidem invicem habere), afin de vivre ensemble en sécurité. Et dans le Traité Politique (I, 6), c’est bien aussi envers la confiance accordée à l’homme politique que Spinoza nous met en garde. En effet, contre la confiance que les sujets mettent naïvement dans la loyauté de ceux qui gèrent les affaires publiques, Spinoza rappelle que la bonne marche et la sécurité de l’État exigent, bien au contraire, de la part des citoyens, une vigilance et une saine défiance envers l’exercice des pouvoirs. Et que ce n’est que sur cette vigilance de tous qu’une confiance politique pourra effectivement advenir. Une vigilance qui ne peut se matérialiser que par la création d’institutions démocratiques de contre-pouvoirs qui intègrent des systèmes de résistance à la domination dont la résistance armée au souverain si celui-ci était tenté d’opprimer ses sujets (comme le montre clairement l’exemple donné de l’État des Aragonais dont Spinoza fait l’éloge en TP VII, 30).
Je souhaite donc montrer que, contre la confiance naïve que les hommes accordent à ceux qui les gouvernent et finalement les dominent, Spinoza propose une conception nouvelle, originale, d’une confiance immanente aux fondements même de la sécurité de l’État ; une confiance politique qui se construit et se perpétue sur la base des institutions démocratiques armées des contre-pouvoirs.
En affirmant, en effet, que « la vertu de l’État, c’est la sécurité » (imperii virtus securitas), Spinoza pose nécessairement, une puissance du corps politique (sa vertu propre, au sens spinoziste…) une puissance qui est capable d’agir, pour sa sécurité, par les lois de sa propre nature (comme le dit la définition 8 de la « vertu », au début d’Éthique IV). Et le corps politique – comme individu – est donc ainsi apte à éprouver, dans ce libre exercice de sa puissance, un affect, une acquiescentia in se ipso en quelque sorte, qui déborde largement le simple sentiment subjectif de sa sécurité… Et c’est dans cette acquescentia propre au corps politique, dans cette joie commune à tous les membres de ce corps, que je propose de retrouver une confiance politique au sens spinoziste. L’acquescentia du corps commun est, en effet, une joie partagée à égalité dans et par la confiance en la vertu, c’est-à-dire en la puissance même de ce corps ; une joie confiante que seules les institutions de contre-pouvoirs peuvent rendre possible, pérenniser et indéfiniment prolonger.
Notre objet de réflexion est donc cette acquiescentia que partagent de manière immanente et à égalité tous les membres d’un même corps. Et c’est donc, nécessairement, par la question de l’égalité de la joie commune que nous devons aborder la réflexion sur la confiance politique chez Spinoza.
Constatons d’abord, qu’aussi bien dans le TTP que dans le TP, Spinoza pose comme un principe anthropologique fondamental le désir de chacun de ne pas être dirigé par un égal.
En effet, écrit Spinoza dans le chapitre V [8] du TTP, «rien n’est plus insupportable aux hommes que d’être soumis à leurs égaux [ou à leurs semblables] et d’être dirigés par eux»1. Et de ce principe Spinoza déduit deux séries de conséquences de nature politique : «Il en résulte ceci», dit-il: ou bien, premièrement «la société tout entière, si c’est possible, doit exercer collégialement le pouvoir, afin que de cette façon tous soient tenus d’obéir à eux-mêmes sans que personne ait à obéir à son égal»… Et l’on obtient alors une démocratie2. Ou bien, c’est la seconde solution: «si un petit nombre ou un seul homme détient le pouvoir, il doit avoir en lui quelque chose qui dépasse la nature humaine commune, ou du moins il doit chercher de toutes ses forces à en persuader le vugaire»3. Et nous entrons alors dans les mystifications qui accompagnent nécessairement la domination.
Cette seconde solution envisage cependant aussi un cas exceptionnel, qui semble avoir été unique dans l’histoire. Celui d’un homme qui, du fait d’une «vertu divine», peut offrir à un peuple demeuré en état d’enfance – c’est-à-dire incapable de vivre en démocratie – une solution parfaitement adaptée à sa situation primitive mais aussi au désir humain, qui est partagé par tous (barbares ou civilisés), de ne pas vouloir être dirigé par un égal-semblable : cette solution d’exception c’est la solution théocratique qui a été offerte par Moïse au peuple hébreu4.
Si l’on examine, brièvement, ce cas de solution exceptionnel, l’on voit que Spinoza nous offre, dans la description de l’État des Hébreux, un exemple de «confiance» politique parfaite, mais en régime d’imaginaire et de totale hétéronomie mentale des sujets puisqu’il s’agit, dans ce cas précis, de faire vivre politiquement ensemble un «peuple-enfant».
Dans cet exemple, nous trouvons en effet d’abord la confiance, en tant que fides au principe même de la genèse de l’État des Hébreux, sous la forme d’une triple confiance: confiance des Hébreux envers Moïse, confiance des Hébreux envers Dieu, et confiance de Dieu envers Moïse. L’objet de cette triple confiance est explicitement donnée par Spinoza : c’est la «puissance», et une puissance bénéfique. La puissance de Moïse d’abord, qui est tout entière dans sa «vertu divine». La puissance de Dieu, ensuite, qui a permis la traversée de la Mer Rouge puis du désert et qui est tenue pour l’objet suprême de la confiance.
Nous savons pourtant que cette confiance des Hébreux envers Dieu comme envers Moïse est, d’abord, le signe de leur impuissance; soit de l’infirmation de leurs forces après une longue période d’esclavage qui les a rendus incapables de se gouverner par eux-mêmes, ce dont ils ont fait l’expérience effrayante lors du premier pacte. Terrorisés en effet par la manière singulière dont la Parole de Dieu se manifeste lorsqu’ils la sollicitent, les Hébreux s’en sont remis, de nouveau et entièrement à Moïse 5.
Dans la réalité effective des choses, la médiation que Moïse va alors opérer dans l’opinion des Hébreux, entre Dieu et son peuple, n’est, en vérité, rien d’autre, pour Spinoza, que la médiation de ce peuple à sa propre puissance-impuissante. Une puissance pourtant politiquement productive dans et par la dimension constituante de la confiance.
Soulignons d’abord combien Spinoza n’aura de cesse, tout au long du Traité Politique, de dénoncer la folie qu’il y a, pour un peuple, d’accorder sa confiance (et de confier son salut) à qui que ce soit, sans auparavant s’être assuré des conditions matérielles de contre-pouvoirs qui doivent nécessairement contraindre l’homme politique à n’agir – par raison, calcul ou passion – que d’une manière telle que par là, la défense et la promotion du bien commun soient nécessairement assurés 6… Dans le TTP Spinoza montre que Moïse – qui n’est pas un tyran – a, au profit de la liberté de son peuple, pris lui-même soin d’instaurer, dans et par les institutions de l’État, une double résistance interne aux logiques de la domination. Résistance au pouvoir rebelle de la multitude certes d’abord, mais résistance aussi et surtout au pouvoir tyrannique des Chefs qui devront être tenus par les contre-pouvoirs que sont, à la fois, l’interprétation de la Loi réservée au seul Pontife, la vigilance d’un peuple en armes éduqué dans la Loi et prêt à sa défense, la crainte enfin d’un nouveau Prophète que le peuple penserait directement mandaté par Dieu pour juger des actes des Chefs ou de la mauvaise interprétation des lois 7.
Dans le cas de Moïse donc – et exceptionnellement – la confiance d’un peuple n’a pas été trompée. Cette confiance, politiquement constituante, est de deux ordres: celui, d’abord, d’une opinion, puis, dans la vérification pratique, celui d’une utilité effective.
Ce qui a valeur d’opinion, c’est tout ce qui a trait à la croyance. Ce qui a valeur d’utilité effective, c’est le fonctionnement même de l’État qui implique que cette croyance enveloppe nécessairement une obéissance dont les effets sont bénéfiques à tous. Et ce parce que le droit de nature de chacun, loin d’avoir été réellement abandonné à qui que ce soit, peut au contraire, dans et par la perfection même des institutions de la théocratie, s’affirmer (et de plus en plus) comme le principe dynamique et continué de la vie même de l’État 8. Dans cette confiance constituante, la croyance ou l’opinion ne peut donc qu’abstraitement être distinguée de l’utilité effective car, cette opinion est, chez les Hébreux, l’élément premier et déterminant de la constitution de la réalité effective totale et ce à travers toutes les pratiques. C’est à cause de la prégnance de leur croyance que «l’amour des Hébreux envers la patrie était donc, écrit Spinoza, non pas simplement de l’amour, mais de la pietas» 9.
Qu’est-ce que la pietas? C’est la dimension pratique et essentielle de la confiance soit l’effectivité d’un Désir qui, dans le cas des Hébreux, est un affect passif à dimension imaginative. Mais la pietas peut aussi être un affect actif et par là même rationnel.
La «piété», écrit en effet Spinoza dans le scolie de la proposition 37 d’Éthique IV, est «le Désir de faire du bien qu’engendre en nous le fait que nous vivions sous la conduite de la raison». La proposition 41 d’Éthique V rappelle la connexion nécessaire entre piété et religion : celle-ci concernant tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes causes en tant que nous avons l’idée de Dieu ou en tant que nous connaissons Dieu. La même proposition rappelle, d’autre part aussi, que piété et religion s’expriment à travers la force d’âme (la fortitudo) qui, elle-même, se divise en Fermeté et en Générosité.
Nous constatons alors que la pietas des Hébreux et la fermeté de cœur qu’elle exprime, développent, de fait, les significations éthiques de la piété mais dans le champ clos de la pratique de la connaissance imaginative, c’est-à-dire dans l’espace symbolique et politique de leur État. Mais ici, c’est par opinion et selon la rationalité propre des institutions théocratiques que les Hébreux sont conduits à vivre selon une fermeté du cœur exceptionnelle et non, bien sûr, du fait de leur propre raison.
Il faut admettre alors, à la lumière de l’Éthique, que la constitution juridico-politique de l’État des Hébreux a pour vertu de permettre l’actualisation intégrale de l’essence singulière et/ou de la puissance singulière de ce Corps collectif dans un processus de causalité adéquate de toutes ses pratiques (comme effets), causalité qui s’accompagne nécessairement, en tant qu’elle est adéquate, d’une joie spécifique commune qui est celle d’une sorte d’acquiescentia in se ipso qui rayonne dans toutes les actions de ce Corps comme pietas et constantia.
Remarquons trois choses :
1°) que l’on peut tout à fait légitimement parler d’une acquiescentia dans le registre de l’imagination comme c’est le cas dans le scolie de la proposition 55 d’Éthique III qui s’adapte parfaitement aux cas des Hébreux,
2°) que l’acquiescentia est aussi philautia et que cet amour de soi peut aussi bien porter sur une idée imaginative qu’être une joie accompagnée de l’idée adéquate de soi-même,
3°) enfin, que l’Éthique indique effectivement un affect qui correspond assez exactement à une acquiescentia, comme joie passive et partagée, enveloppant l’imagination: c’est l’Hilaritas. Dans Éthique III, 11 scolie, Spinoza définit l’Hilaritas comme un affect de joie rapporté à la fois à l’âme et au Corps quand toutes les parties de l’homme, dans son corps comme dans son esprit, sont également affectées. La démonstration d’Éthique IV, 42 précise que «relativement au Corps», l’Hilaritas consiste «en ce que toutes ses parties sont pareillement affectées, c’est-à-dire (proposition 11 partie III) que la puissance d’agir du Corps est accrue ou secondée de telle sorte que toutes ses parties conservent entre elles le même rapport de mouvement et de repos ; ainsi l’Hilaritas est un affect toujours bon et qui ne peut avoir d’excès».
On peut dire ainsi que l’Hilaritas est un affect qui suppose et qui exprime l’équilibre vital d’un principe positif qui est conservé. Mais, bien que «sans excès» (et en ce sens identiques aux affects qui trouvent leur origine dans la raison), c’est un affect passif (alors que ceux trouvant leur origine dans la raison sont actifs) ; «passif» parce que la cause de cet affect n’est pas l’individu qui l’éprouve mais qu’elle est, essentiellement, dans des circonstances extérieures qui lui sont favorables 10.
Or la manière dont Spinoza présente l’élection des Hébreux exprime assez bien ce que l’on pourrait appeler une construction politique de l’Hilaritas puisque les Hébreux «ont mené leurs affaires avec succès en ce qui concerne la sécurité de la vie et ont surmonté de grands dangers, tout cela surtout grâce au seul secours externe de Dieu» 11.
D’où l’Hilaritas, dont la causalité est extérieure, mais qui rayonne d’une confiance qui s’étaye sur la puissance bien réelle de la multitude en toutes ses pratiques, mais pratiques qui se développent en régime d’hétéronomie mentale soit dans un rapport imaginaire aux processus réels de leur constitution. Imaginaire qui, lui-même, comme pratique sociale constante, est constituant de la consistance et de la résistance de la réalité de ce peuple et de cet État.
L’Hilaritas nous offre ainsi l’affect même du rayonnement de la confiance commune, du plaisir de faire corps ensemble, du Désir ou de l’amour de vivre en commun, énergie vertueuse ou vigueur de la vertu divine commune qui développe, de manière équilibrée et équilibrante, la pratique constituante de l’imagination politique du corps de la multitude.
Ce que Moïse pouvait réaliser en lui grâce à sa vertu divine – à savoir poser les problèmes réels de la société hébraïque et produire les réponses les plus adéquates – devient, après lui, ce que peut réaliser, sans Moïse et grâce à ses institutions, la société hébraïque elle-même en son entier. Société dont la confiance s’est ainsi déplacée de Moïse 12 vers la Loi divine, pour finalement manifester, de fait, dans et par la fidélité renouvelée en cette Loi, la confiance intrinsèque du peuple hébreu dans et par ses propres pratiques puissantes dans lesquelles et par lesquelles rayonne la joie confiante et partagée, à égalité et en toutes ses parties, de l’Hilaritas.
Ajoutons que cette conception d’une fides-confiance en tant qu’Hilaritas chez les Hébreux, peut se vérifier a contrario (dans une sorte de contre-épreuve expérimentale 13) par l’histoire réelle de ce peuple telle que Spinoza nous la restitue.
En effet, une seule modification des institutions de la théocratie (le passage de l’attribution aux premiers-nés de la gestion des choses sacrées à la seule tribu de Lévi) va introduire une transformation radicale des dispositions de chacun et une série catastrophique de dérèglements qui, de la confiance fondamentale dans l’affirmation singulière de leur vie, va conduire les Hébreux dans cette autre disposition inversée où, dit Spinoza, «tous préféraient mourir plutôt que vivre» 14. C’est alors à la description de la mélancolie de la nation qu’on assiste. Spinoza définit la «mélancolie», dans l’Éthique, de manière diamétralement inverse à l’Hilaritas. La mélancolie est, en effet, une dépression équilibrée, la perte de toute foi, de toute confiance ou de toute fidélité en la vie quand toutes les parties d’un corps (et d’un esprit) sont pareillement affectées de tristesse et que plus rien ne permet alors de résister 15. C’est un effondrement et un effondement de la puissance d’agir par perte de la confiance essentielle et par là même de tout point d’appui pour une résistance. La mélancolie, c’est donc la dynamique même du suicide 16.
Si l’on peut donc, à la suite de cette première analyse de la confiance à partir de la théocratie hébraïque, tirer une leçon spinoziste essentielle concernant la fides comme confiance, cette leçon serait : 1°) que connaître comment un corps tient ensemble c’est effectivement connaître la foi ou la confiance immanente dont ce corps est capable ; 2°) qu’étant posé, comme principe, le désir des hommes de ne pas être dirigés, il ne peut y avoir de confiance politique, non mystifiée et non mystifiante, que selon une réponse «adéquate» à ce désir. Et pour Spinoza, il n’y a qu’une seule réponse adéquate qui est la démocratie. Une démocratie qui prend différentes figures selon les formes de gouvernement dans lesquelles et par lesquelles la démocratie peut se construire et se manifester: soit la théocratie (qui est une démocratie adaptée à un peuple-enfant) et, pour les temps modernes, les formes démocratisées de la monarchie et de l’aristocratie que Spinoza élabore dans son Traité Politique.
Dans tous les cas, ces régimes répondent adéquatement au désir des hommes de ne pas être dirigés par leur semblable en construisant les systèmes de contre-pouvoirs qui permettent de faire obstacle à l’ambition de domination qui traverse chacun (désir aussi fort que le désir de ne pas être dirigé…). Ambition de domination et désir de ne pa être dirigé étant corrélatifs.
Ainsi, abstraction faite de toute autre paramètre, le refus d’une part d’être dirigé par un égal-semblable et, corrélativement, l’impossibilité d’autre part de devenir maître de son semblable (étant donné la résistance de chacun à la domination de l’égal), c’est par une mesure consensuelle et commune, celle de l’égalité des droits, que sont résolues, dans et par les institutions, les contradictions affectives et effectives qui traversent nécessairement la multitude. Chez Spinoza, la démocratie est d’abord cette résolution: c’est donc le résultat d’une prudence commune, une prudence de la multitudinis potentia. Et c’est ainsi que Spinoza pense que les premières formes du vivre ensemble ont du être, logiquement, des sociétés démocratiques17.
La démocratie est, en effet d’abord, l’invention d’une mesure commune qui donne sa condition de possibilité au vivre-ensemble.
La dynamique affective complexe et commune aboutit, de manière immanente, à la production d’un remède des affects destructeurs, c’est-à-dire à l’invention d’une mesure commune universalisable qui apporte un contentement à tous car (je cite le Traité Politique), «chacun trouve juste d’avoir à l’égard de son voisin le même droit que son voisin a par rapport à lui»18. Cette «égalité», comme mesure commune, définit une justice à partir du sentiment de justice : une justice affective donc, éprouvée et désirée avant même que le nouvel État ne prenne ses propres mesures particulières définissant le juste et l’injuste. C’est donc «l’égalité» qui donne la mesure essentielle du vivre ensemble. Sans l’égalité «qui est un des premiers besoins de la communauté politique»19, écrit Spinoza, «la liberté commune tombe en ruine»20.
On touche là non seulement au principe de la politique de la multitude comme pratique collective de résistance à la domination, mais aussi au principe même de la confiance politique en ce que celle-ci enveloppe et requiert la production immanente d’une mesure commune.
L’ambition de domination est, en effet, un désir, en lui même, excessif qui ne produit aucune mesure mais qui déséquilibre, bien au contraire jusqu’à sa destruction, l’ensemble du Corps collectif. Dans son Éthique, Spinoza nomme titillatio le plaisir d’un corps totalement déséquilibré quand une seule de ses parties éprouve un violent affect de plaisir au détriment de toutes les autres21. Et l’on peut penser que, pour le Corps politique, il en va exactement de même. En régime de domination politique, en effet, le plaisir obsessionnel d’un seul (ou de quelques’uns unis selon les mêmes intérêts de caste ou de classe) opprime violemment toutes les autres parties du Corps et «empêche ainsi que ce Corps ne soit apte à être affecté d’un très grand nombre d’autres manières»22 (sous le régime de domination la grande majorité des parties du Corps de la société étant impuissantée, fixée dans et par la douleur et la tristesse de la solitude). Absolument parlant (c’est-à-dire en régime de domination extrême ou de terreur) même la dynamique imitative de l’identification, qui conduit naturellement – par «commisération», «bienveillance» et «indignation» – à secourir son semblable dans la misère et à désirer se venger de celui qui est cause de son mal23, est, par la domination, enrayée. Chacun, transi de terreur dans sa solitude, ne pouvant songer qu’à sa propre misère et, seulement, à sa propre survie… Et c’est le processus même de l’anthropogenèse qui est alors brisé, c’est-à-dire la constitution de l’humanité de l’homme à partir du développement multiple et divers de ses manières d’affecter et d’être affectés qui font toute la richesse de la potentia humaine et de la démocratie24. Tendantiellement, la domination c’est donc la destruction logique du Corps commun.
Le désir de ne pas être dirigé par un égal semblable produit, bien au contraire, la mesure du commun et du bien commun : celle de «l’égalité». Il produit aussi une politique active de résistance à la domination, celle démocratique de la construction du commun. On peut alors opposer la titillatio de la domination à l’Hilaritas du commun et du bien commun de la multitude, l’Hilaritas qui est un affect, dit Spinoza, «toujours bon et qui ne peut avoir d’excès»25. Dans le domaine des affects politiques, la mesure de l’Hilaritas nous offre ainsi la passion démocratique par excellence. Dans l’Hilaritas s’expriment le rayonnement de ce que nous appelons une confiance commune, une confiance qui élimine ainsi tout désir de dominer son semblable comme, inversement, d’abandonner son propre salut à un homme tenu pour providentiel. La confiance de l’Hilaritas c’est donc le plaisir même du vivre ensemble, de faire Corps ensemble, c’est l’amour de vivre dans l’égalité26.
La mesure commune a cependant une double signification. Elle s’entend d’abord comme cas de solution politique de la multitudinis potentia: c’est l’invention immanente d’un principe dynamique du commun, d’une unité de base ou d’une unité de mesure du vivre ensemble. Mais il faut entendre aussi par mesure commune, le moyen qui va être mis en œuvre afin de maintenir et de défendre l’égalité, afin d’empêcher les tentatives de domination. Et c’est selon cette seconde acception de la mesure – celle de la création des institutions sous la forme des mesures et/ou des décrets pris ensemble, par l’assemblée souveraine des égaux – que le remède décidé peut effectivement établir la confiance commune ou, bien au contraire, contribuer à la détruire. Car le remède décidé peut n’être que très partiel ou très partial, très inadéquat et cela à cause également des lois des affects qui continuent nécessairement de déterminer les conduites et les décisions de la multitude rassemblée. Ce sont, en effet, explique Spinoza, les mêmes lois des affects qui ont conduit à l’invention de la démocratie qui expliquent aussi pourquoi les démocraties n’ont pas pu se maintenir longtemps. Lorsqu’une démocratie s’instaure, en effet, elle est perpétuellement sous la menace des passions destructrices de ses propres citoyens si ceux-ci n’ont pas su inventer les institutions démocratiques de contre-pouvoirs capables de maintenir le Corps politique dans son principe dynamique fondateur, à savoir l’égalité de tous et les sentiments de justice et de confiance qui lui sont inhérents.
Dès les commencements de la démocratie en effet, note Spinoza, «une grande difficulté s’élève». Cette difficulté vient « de l’envie [l’invidia]»27 et/ou de la jalousie que suscitent, au sein du jeune État démocratique, les nouveaux arrivants qui peuvent bénéficier des mêmes droits que les citoyens d’origine. De fait, la conscience d’une unité et d’une identité nationales se constitue historiquement au détriment de la démocratie elle-même. Jalousie et envie des nationaux font obstacle à l’accueil des nouveaux venus dont l’accès à l’égalité des droits est tenu pour injuste par ceux qui s’estiment être les légitimes propriétaires et usufruitiers de l’État. Car, écrit Spinoza, «bien que chacun trouve juste d’avoir à l’égard de son voisin le même droit que son voisin a par rapport à lui, ils ne trouvent pas également juste que des étrangers qui sont venus en grand nombre se fixer dans le pays, aient un droit égal au leur, au sein d’un État qu’ils ont construit pour eux-mêmes avec de grandes peines et sur un territoire acquis au prix de leur sang»28. C’est ainsi que la décision politique conservatrice d’écarter les étrangers de la citoyenneté, qui fait donc de l’État démocratique lui-même une nouvelle instance de domination sur une grande partie de la population, met en danger la conservation même de la démocratie. Et, en effet, l’État d’abord démocratique va nécessairement changer de nature en fermant son assemblée souveraine aux étrangers pour se transformer en une assemblée de «nobles» qui vont eux-mêmes s’en remettre, finalement, au règne d’un seul.
Spinoza décline alors, dans son Traité Politique, une série de «mesures» et/ou de contre-pouvoirs qui doivent prévenir l’effondrement de la démocratie et, corrélativement, la perte de confiance des citoyens en leur puissance commune jusqu’à abandonner leur destinée aux mains de quelques’uns puis d’un seul…
Ces mesures Spinoza les déduit de l’expérience des hommes dans l’histoire et aussi de sa connaissance adéquate de la logique des affects. Ne pouvant pas, ici, entrer dans le détail de toutes ces mesures, je ne retiendrai que celles que Spinoza tient pour essentielles.
D’abord, en ce qui concerne l’armée. Elle ne devra être constituée que de citoyens29. Une armée de métier impose à l’État qu’elle devrait protéger, un véritable «état de guerre où l’armée seule est libre et tout le reste esclave»30. De plus, le général-chef de l’armée toute entière ne devra être nommé qu’en temps de guerre seulement et son temps de commandement sera strictement limité «pour une année au plus, et il ne [pourra] être ni prolongé ni plus tard réélu»31. Spinoza se méfie, comme de la peste, de la construction des héros. La confiance et l’égalité ne peuvent subsister, écrit-il, «dès que le droit public de l’État veut que l’on attribue des honneurs extraordinaires à un homme illustre par sa vertu»32. Il arrive souvent, en effet, qu’en situation de crise, et à la faveur de ses victoires présentes ou passées, un homme illustre devienne le tyran de son propre peuple: «dans les crises extrêmes de l’État, lorsque tous sont saisis d’une sorte de terreur panique, on les voit tous se ranger au seul avis que leur inspire l’épouvante du moment, sans s’inquiéter ni de l’avenir, ni des lois, tourner leurs regards vers un homme illustré par ses victoires, l’affranchir seul de toutes les lois, lui continuer son commandement (ce qui est du plus dangereux exemple), et confier enfin à sa seule loyauté la république toute entière. Ce fut là certainement la cause de la ruine de l’État romain»33.
Solution des plus illusoire et des plus dangereuse alors qu’il devrait s’agir, bien au contraire pour les citoyens, non pas de chercher la vertu salvatrice dans un homme providentiel mais, bien plutôt, de construire, la confiance c’est-à-dire l’équilibre, la vertu et la prudence rationnelle de l’État démocratique lui-même. Un État qui en temps de crise pourrait alors trouver, en lui-même et par lui-même, dans ses institutions, les solutions adéquates, sans se laisser emporter par les espoirs et les craintes du moment présent34.
C’est alors une dépersonnalisation radicale des fonctions publiques que Spinoza envisage, avec des administratores de la république diamétralement opposés à ses dictatores35. Des dictatores dont la démocratie doit se protéger: premièrement, en supprimant la pratique du «secret d’État» qui maintient la multitude dans un état d’impuissance et d’irresponsabilité politique…36; ce «secret», écrit Spinoza, est incompatible avec la confiance et la liberté commune; deuxièmement, en instaurant un système d’assemblées très vastes, dans chaque ville de préférence, assemblées, elles-mêmes tenues par des systèmes vigilants de contre-pouvoirs. C’est ainsi qu’à un système de représentation politique qui demande de «faire confiance» à des représentants, Spinoza préfère un dispositif de participation effective du plus grand nombre à des fonctions de décision commune; des fonctions qui sont strictement limitées dans le temps, au sein d’une assemblée suprême dont les membres sont renouvelés en partie tous les ans. Une assemblée elle-même étroitement surveillée par une assemblée plus restreinte de citoyens dont le rôle, est essentiellement de veiller au maintien inviolable des fondements des lois «en ce qui regarde les corps délibérants et les fonctionnaires publics»37.
Spinoza repousse la critique de la lourdeur et de la lenteur d’un tel dispositif sur la base de la défense des principes de la vie commune et en évoquant, une fois encore, l’histoire romaine : «Si Sagonte succombe pendant que les Romains délibèrent, il est vrai aussi que la liberté et le bien commun périssent lorsqu’un petit nombre d’hommes décident de tout par leur seule passion»38. L’exigence des principes ne saurait donc céder politiquement à des impératifs techniques, même dans l’urgence.
Il n’y a aucun idéalisme ni dogmatisme dans cette défense des principes. Mais une exigence de prudence et de vérité qui refuse de se plier à la pragmatique du pouvoir qui, sous couvert d’efficacité, efface l’exercice de la politique du commun au profit de la domination par l’abandon de la confiance commune à l’ambition de quelques’uns.
De plus, si Spinoza nous met en garde contre les utopies et qu’il enseigne, pour penser politiquement, un retour à l’expérience c’est-à-dire à la pratique, cela ne signifie pas qu’il ait abandonné le lien structurel de la politique avec la vérité et la certitude ou la confiance qu’elle enveloppe nécessairement. Ce lien de la politique, de la vérité et de la confiance, nous le retrouvons dans l’idée même de la vertu ou de la prudence intrinsèque à construire, dans et par les institutions de la démocratie et pour sa défense. Car il ne s’agit pas seulement, dans la construction de la confiance commune, de bricoler de simples moyens techniques, mais il s’agit, pour Spinoza, de construire véritablement une véritable causalité adéquate39 du Corps commun soit le mouvement réel d’émancipation par lequel la puissance de la multitude advient à son régime d’«adéquation» et à cette confiance politique équivalente à l’acquescentia in se ipso de l’Éthique. Or ce mouvement réel du réel, selon lequel, dans la conquête de l’autonomie, une chose quelconque produit et se produit dans et par ses propres effets, c’est bien ce que Spinoza conçoit, dans sa philosophie, comme la procédure même de la production du vrai40. Une procédure qui est aussi celle de la certitude et/ou de la confiance intrinsèque qui accompagne cette production.
La démocratie n’est donc pas, pour Spinoza, cette forme faible, débile, de gouvernement, que nous connaissons aujourd’hui, dont on nous dit qu’il faut quand même raisonnablement s’en accomoder car, s’il s’agit, en effet, du «pire des régimes», c’est, quand même, «à l’exception de tous les autres déjà essayés au cours de l’Histoire» et qui ont conduit au pire du pire! Non. La démocratie à construire (telle que Spinoza la conçoit) porte, bien au contraire, en elle et par elle, la même puissance, la même exigence et la même rigueur que la vérité elle-même. Car c’est en elle et par elle – la démocratie – que la confiance politique peut effectivement se produire, comme Hilaritas. Une confiance politique corrélative de la certitude et de la joie éthique qui accompagnent nécessairement la production du vrai. Car il s’agit, dans la construction démocratique puissante que propose Spinoza, du même mouvement réel du réel, celui de l’autonomie ou de la «libre nécessité»: celle des peuples, des hommes, comme des idées lorsqu’elles sont vraies.
[→ qui la traduzione italiana, → qui la traduzione in português]
Traité théologico-politique, V, [8]. ↩
C’est nous qui précisons. ↩
Traité théologico-politique, V, [8-9]. ↩
C’est nous qui précisons. ↩
TTP XVII [9], p. 549. ↩
Cf. particulièrement Traité Politique VI, 3, 5 ; VII, 17, 30 ; X, 10. ↩
TTP XVII [16-20], p. 563-567. ↩
TTP XVII [8], p. 547-549. ↩
TTP XVII [23], p. 569. ↩
Même si – il faut le préciser – ce ne sont pas, absolument parlant, les circonstances qui créent le rapport singulier de mouvement et de repos dans lequel s’expérimente l’Hilaritas. Mais ce sont les circonstances qui favorisent l’optimalité de la productivité heureuse de ce rapport. ↩
TTP III [6], p. 157. ↩
TTP XVII [6], p. 545. ↩
Contre-épreuve expérimentale: nous pensons au début du paragraphe 30 du chapitre VII du Traité Politique où Spinoza écrira qu’il pourrait avancer «une preuve expérimentale»… ↩
TTP XVII [28], p. 581. ↩
Éthique III, 11 scolie et IV, 42 démonstration. ↩
TTP XVII [27-28], p. 579-581. ↩
Traité Politique, VIII, 12. ↩
Ibid. ↩
Ibid., VII, 20. ↩
Ibid., X, 8. ↩
Éthique, III, 11, scolie; IV, 43, démonstration. ↩
Ibid., IV, 43, démonstration. ↩
Éthique III, 27, démonstration du corollaire 3; et La Stratégie du conatus, op. cit., ch. IX, 3, «Bienveillance et Indignation: les “affects” de la résistance», p. 291-295. ↩
Nous avons développé ce thème dans notre étude «Bêtes ou Automates. La différence anthropologique dans la politique spinoziste», in Lectures contemporaines de Spinoza, sous la direction de P.-F. Moreau, Cl. Cohen-Boulakia et Mireille Delbraccio, PUPS, Paris 2012 p. 157-177. Cf. aussi notre ouvrage, Espinosa e a psicologia social. Ensaios de ontologia politica e antropogênese, traduction portugaise/brésilienne sous la direction de Marcos Ferreira, col. Invençoes Democraticas, Autêntica ed., Belo Horizonte MG, 2010. ↩
Éthique, III, 42 et démonstration. Cf. notre étude : «Hilaridade e contentamento intimo», in Psicopatologia: Clinicas de Hoje, trad. portuguaise et ed. de David Calderoni (org.), éd. Via lettera, Sào Paulo, 2006. ↩
À propos de l’usage opératoire de l’Hilaritas (affect que nous avons transféré, des réflexions éthiques, dans le domaine de la politique et de l’histoire), nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’introduction de notre édition du Traité Politique, particulièrement les pages 58 à 87 que nous reprenons dans cet article, Le Livre de Poche, Paris, 2002. ↩
Traité Politique, VIII, 12. ↩
Ibid. ↩
Traité Politique, VI, 10 et VII, 22. ↩
Ibid., VII, 22. ↩
Ibid., VIII, 9. ↩
Ibid., X, 8. ↩
Ibid., X, 10. ↩
«[…] s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères. – L’État sera donc très peu stable, lorsque son salut dépendra de l’honnêteté d’un individu et que les affaires ne pourront y être bien conduites qu’à condition d’être dans des mains honnêtes. Pour qu’il puisse durer, il faut que les affaires publiques y soient ordonnées de telle sorte que ceux qui les manient, soit que la raison, soit que la passion les fasse agir, ne puissent tentés d’être de mauvaise foi et de mal faire. Car peu importe, quant à la sécurité de l’État, que ce soit par tel ou tel motif que les affaires soient bien administrées. La liberté ou la force de l’âme est la vertu des particuliers ; mais la vertu de l’État, c’est la sécurité», Traité Politique I, 5-6. ↩
Traité théologico-politique, XVII, [4]. ↩
Traité Politique, VII, 27-29. ↩
Ibid., VIII, 20. ↩
Ibid., IX, 14. ↩
«J’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se percevoir clairement et distinctement par elle seule. Et j’appelle inadéquate, autrement dit partielle, celle dont l’effet ne peut se comprendre par elle seule»; «Je dis que nous agissons quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes cause adéquate c’est-à-dire (par la définition précédente) quand de notre nature il suit, en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement et distinctement par elle seule. Et je dis au contraire que nous pâtissons, quand il se fait en nous quelque chose, ou quand de notre nature il suit quelque chose, dont nous ne sommes la cause que partielle», Éthique, III, définitions 1 et 2. ↩
Et dès le Traité de la réforme de l’entendement: «(B 71) la forme de la pensée vraie doit être située dans cette pensée elle-même sans relation avec d’autres ; et elle ne reconnaît pas un objet comme cause, mais doit dépendre de la puissance même de la nature de l’entendement. […] C’est pourquoi ce qui constitue la forme de la pensée vraie, il faut le chercher dans cette pensée elle-même, et le déduire de la nature de l’entendement». ↩