di ÉTIENNE BALIBAR.

Pubblichiamo l’intervista a Étienne Balibar realizzata da Vadim Kamenka, e pubblicata su L’Humanité Dimanche del 21-27 giugno 2018. Un’intervista a Balibar dai contenuti analoghi è stat pubblicata sul manifesto il 24 giugno: Balibar: «Ora il Mediterraneo prende la dimensione di genocidio» [qui]

L’Union européenne maintient son cap. Son modèle de construction est de plus en plus rejeté par les peuples européens qui se tournent vers le nationalisme ou des mouvements néofascistes en Italie, Autriche, Pologne, Hongrie. Face à la crise démocratique, politique, existentielle de l’Europe, la «refondation» d’Emmanuel Macron accentue les maux existants.

Nous assistons désormais à une progression de forces nationalistes, xénophobes et d’extrême droite à chaque élection. Elles arrivent au gouvernement comme en Italie, pourquoi?

La séquence ouverte depuis des années manifeste une crise, sans doute irréversible, de la construction européenne dans sa forme actuelle. Elle se déplace d’un pays à l’autre avec les mêmes ingrédients: les effets de l’austérité sur les classes moyenne et pauvre et le développement des inégalités sociales et territoriales sont la suite logique de ladite concurrence libre et non faussée. Avec le malaise que crée le gouvernement technocratique de l’UE et des états eux-mêmes, ces éléments se cristallisent. Ils alimentent le nationalisme, la xénophobie et la haine de la démocratie. Mais ce qu’on constate aussi depuis la crise grecque et le Brexit, c’est qu’on ne peut ni vraiment sortir de l’Union ni en expulser un état membre. Évidemment, des forces politiques croient dans la sortie de l’Europe, mais aucun gouvernement ne peut l’imposer. Faute d’un projet alternatif porté par des individus, des forces ou des courants politiques neufs, je crois qu’on va vers une situation de pourrissement, de neutralisation réciproque des forces hégémoniques en Europe dont les conséquences sont imprévisibles.

Peut-on assister au même type de bras de fer que face à la Grèce?

Les déclarations de Jean-Claude Juncker sont révélatrices. Il dit vouloir éviter l’erreur faite avec la Grèce. Mais de quelle erreur parle-t-il? Du fond – la destruction délibérée d’une économie et d’une société –, ou seulement de la forme – qui n’aurait pas assez respecté les procédures? Les dirigeants européens savent qu’ils ne pourront pas mépriser le choix des Italiens aussi ouvertement que celui des Grecs. Mais je trouve significatif qu’ils veuillent éviter le conflit avec l’extrême droite alors qu’ils l’ont délibérément recherché avec un gouvernement de gauche.

Les propositions de refonte de l’Europe présentées par le président Emmanuel Macron ou la chancelière Angela Merkel prennent-elles en compte l’étendue de la crise?

Quel plan? Il y a surtout un habillage. évidemment, les échanges culturels sont importants. Mais si c’est pour proclamer une fois de plus le destin commun des peuples européens, cela n’ira pas très loin. Le cœur du problème, ce sont les structures économiques et financières. On a déjà consolidé les banques. Le projet de transformer le mécanisme européen de solidarité en un fonds monétaire s’inspire des règles du FMI. Et les Allemands, les Néerlandais n’acceptent toujours pas de budget commun sans garantie contre les transferts. Depuis la crise de 2008, les économistes ont martelé que l’on ne peut pas fonctionner avec une monnaie unique sans budget commun. Mais les Allemands n’acceptent que des ajustements marginaux, et il est probable que le gouvernement français ira dans le même sens. Cela revient à consacrer la souveraineté des institutions financières au lieu de renforcer la solidarité en limitant la concurrence entre les états et les producteurs européens.
Le projet dont on nous parle ne vise certainement pas à contrer la division de l’Europe en zones économiquement hiérarchisées: des zones attractives pour les capitaux étrangers, des zones de sous-traitance, des zones de fourniture de main-d’œuvre à bon marché et des zones de vacances pour la bourgeoisie et la petite bourgeoisie. Ce qui se passe aujourd’hui en Grèce est frappant. Les salaires et les retraites se sont effondrés, les comptes courants se redressent, l’industrie touristique fonctionne à plein régime. Les conséquences écologiques et sociologiques sont terrifiantes.

Macron évoque la nécessité de lutter contre la montée de l’extrême droite…

Je trouve ahurissant qu’il n’y ait pas de débat au Parlement européen sur la crise de la construction européenne. Peut-être que ce serait une cacophonie, on entendrait des discours fascisants de la part des forces populistes dont certaines gouvernent déjà ou poussent à la porte. Mais la crise du système, c’est aussi son ab- sence de démocratie. Plus on s’y enfonce, plus les technocrates vont dire qu’il ne faut pas donner la parole aux peuples. Ils craignent que leur capacité d’action s’en trouve paralysée. Mais qu’en font-ils? Je me demande quand le moment sera venu pour que les problèmes de l’Europe soient publiquement débattus au niveau européen – et pas en petit comité par la Commission et les chefs de gouvernement. La situation devient suffisamment préoccupante pour qu’on réclame un débat au Parlement européen, sans attendre que Macron et Merkel se soient mis d’accord entre eux sur un programme minimum.
Le projet de «refondation» ne va pas sortir l’Europe de sa crise actuelle. Arrêtons l’hypocrisie consistant à laisser croire qu’il y a, d’un côté, ceux qui payent et, de l’autre, ceux qui reçoivent. Comme si les contribuables allemands, néerlandais ou français subventionnaient l’Europe du Sud: voilà le véritable «populisme». Tous les pays créditeurs profitent des différentiels de salaires et de taux d’intérêt. Si l’Allemagne exporte partout, c’est qu’elle produit aux conditions nationales et vend sur le marché mondial avec une monnaie qui n’est pas trop forte. D’où l’opposition de ses capitalistes à toute transformation du contrat qui a été signé en 1992. Il s’agit du socle de leur gouvernance de l’Europe.  Macron n’a jamais envisagé de s’y attaquer.

Les forces de gauche à travers l’Europe n’apparaissent pas peser sur le débat. Pourquoi?

Si une gauche doit se reconstruire, il faut qu’elle le fasse dans de nombreux pays à la fois, en se concevant comme une gauche européenne, malgré toutes les difficultés. En ce sens, l’idée de campagne transeuropéenne lancée par Varoufakis [à défaut des listes transnationales pour les élections européennes de 2019, Yanis Varoufakis, ex-ministre grec de l’économie, parcourt le continent pour forger des alliances qui dépasseraient les frontières – NDLR] me paraît juste. Il faut décloisonner le débat et le faire descendre au niveau des citoyens européens. Mais cela ne va pas de soi. Beaucoup d’entre nous ont cru que l’unification par en haut exerçait une contrainte assez forte pour que le débat traverse les frontières, alors que beaucoup d’obstacles s’y opposent: la langue, les cultures politiques, la crise des organisations, la montée en puissance des technocrates, le monopole des classes politiques nationales. Tout cela fait que les gens se sont repliés sur leurs territoires, qui ne cessent de leur échapper. Et c’est de cela que jouent les discours passéistes et démagogiques. Mais la gauche doit affronter le monde réel.
Notre erreur a aussi été de croire que la construction européenne rendait la question nationale obsolète ou la relativisait. La crise actuelle fait la démonstration du contraire. Le nationalisme n’est le privilège d’aucune nation ou d’aucune région. La conception purement négative de l’intérêt national reste la chose la plus partagée en Europe. Il n’y a pas un pays qui ne craint pas de se retrouver exploité par le voisin ou dissous dans la mondialisation dont l’Europe ne serait que l’instrument.

L’exemple de l’«Aquarius» dévoile-t-il une victoire des idées conservatrices et des mouvements nationalistes dans nos sociétés?

Le seul avantage de cet épisode consternant, c’est que les Européens ne peuvent plus voir le problème comme purement italien. Depuis des années, la France a eu une attitude d’une hypocrisie répugnante. On donne des leçons, mais de Calais à la frontière italienne, on traque les migrants et ceux qui leur portent secours. Les illégalités, les humiliations créent cet «environnement hostile» qu’a réclamé le gouvernement anglais… Ce qui me scandalise aussi, c’est que la France n’ait pas accueilli le dixième des réfugiés qu’elle s’était engagée à recevoir au moment où Angela Merkel en acceptait des centaines de milliers. Finalement, le groupe de Visegrad [groupe informel réunissant quatre pays d’Europe centrale, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, qui rejette l’idée de quotas pour l’accueil de réfugiés – NDLR] n’est guère différent de nos politiques, il est seulement plus franc.
La question que chacun se pose, c’est comment équilibrer toutes les dimensions du problème. Rationnellement, si on calcule le nombre d’exilés à accueillir et que l’on met en face les capacités des pays européens pris tous ensemble, il n’y a rien d’insoluble. Ce n’est pas une invasion. Il faut dégager des moyens pour les accueillir convenablement, leur apprendre la langue, les aider à se débrouiller… L’autre aspect, c’est que l’hécatombe en Méditerranée prend des formes génocidaires. Le mot est fort, mais comment nommer l’élimination de milliers d’individus sur des bases raciales, qui est tolérée, prévue et finalement organisée par défaut? C’est un génocide rampant, non pas dans un territoire fermé, mais dans l’espace frontalier entre les états. L’histoire nous en demandera compte.

Quelles seraient les principales propositions afin de refonder réellement l’Europe?

L’Europe ne peut repartir qu’en posant trois questions centrales. Premièrement, celle de son rôle dans la mondialisation: est-ce qu’elle peut l’infléchir, et dans quel sens? Deuxièmement, est-ce qu’on peut rénover le projet d’une Europe sociale en face du néolibéralisme, et avec quels soutiens? Troisièmement, est-ce qu’on peut trouver un équilibre entre la représentation des citoyens dans leur ensemble et celle des nations ou nationalités, c’est-à-dire inventer pour l’Europe un cadre fédéral pluraliste, participatif et représentatif? J’y insiste beaucoup parce que c’est la clé des autres. Chacun de nos pays souffre d’une pathologie de la démocratie représentative, parce que les pouvoirs formels ne sont plus localisés au même endroit que les pouvoirs réels. Mais l’âge de la représentation ne passera pas aussi longtemps que des institutions publiques existeront, le philosophe Habermas a raison sur ce point. Il faut lier la question des finances européennes avec celle de la représentation politique du peuple européen.

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