di GIORGIO PASSERONE.
Comme seules les œuvres qui restent – c’est-à-dire qui résistent aux diktats informatifs-communicatifs du Marché et au malaise blasé intellectuel ambiant – le film de Jean-Marie Straub Kommunisten est voué moins à la critique spécialisée qu’à un usage imprévu de la part des nouvelles générations. À une condition préalable. Celle qu’a lancée, au début du court XXe siècle1, Antonio Gramsci: «Je hais les indifférents. Je crois que vivre veut dire être partisans. Celui qui vit vraiment ne peut pas ne pas être citoyen, partisan. L’indifférence est aboulie, parasitisme, lâcheté, non-vie» (La città futura, 1917); «agitez-vous, car nous aurons besoin de votre enthousiasme ; organisez-vous, car nous aurons besoin de votre force; étudiez car nous aurons besoin de votre intelligence» (Ordine nuovo, 1919). Dès lors, la rencontre avec le réalisateur vintage et très nouveau, qui a toujours fait du cinéma pour aiguiser des citoyens et non pour entretenir les spectateurs pourra avoir lieu et heure. Chronotope erewhon, «selon le mot de Samuel Butler», moins «no where», nulle part, que «now here», ici-maintenant, en six blocs, ou 5 +1, les cinq extraits de la filmographie précédente, en pellicule, composant le rythme musical, la variation continue, par fractures, d’une traversée du court siècle qui déplie le leitmotiv inspirateur de la première partie, numérique, inédite. Ce dispositif filmique, forme et matière-contenu, l’une dans l’autre, centrifuge l’étude artisanale d’une poésie matérielle et la patience d’une agitation organisée (ou mieux agencée, sans aucune hégémonie centralisée, fût-elle celle de l’auteur). Il indétermine par singularisation non-préexistante et zones de voisinage des communistes (et non plus les Communistes tragiquement épiques, mais peut être trop identifiables d’Aragon) et par là il invoque les manières, les pratiques par lesquelles on devient des femmes et des hommes kommunisten (adjectif).
D’où quelques notes d’envoi à ces jeunes apprentis – mais aussi à nous-mêmes, trop usés pour réapprendre à nous embarquer avec eux –, qui sans connaître toutes les sources textuelles et les références musicales, historico-littéraires du film (la bonne façon de voir et d’entendre d’abord, et réellement, la réalité étrange qui passe à l’écran, dit J-M. S.), ayant accepté le défi, sortent de la vision et désirent aussi savoir – …l’expérimentation du gai savoir, il n’ y a que ce savoir-là – pourquoi dans le quotidien ce n’est plus comme avant.
I.
Le premier bloc, en trois éclairs, est introduit par l’écran noir d’ouverture. On y voit «Auferstanden aus Ruinen», l’hymne de la République Démocratique Allemande composé en 1949 par Hanns Eisler, sur des paroles de Johannes Becher qui en appellent, dans le premier couplet – le seul qu’on entend – au futur de l’unité allemande. Le choix de J-M.S. provoque en un sens bien précis, si l’on pense tout d’abord que ces paroles devinrent vite gênantes pour le régime qui allait s’installer et qu’à partir des années 70 on se mit à jouer l’hymne sans le chanter: ce n’est certes pas la libre concurrence de la république fédérale allemande réunifiée qu’Eisler et Becher auraient pu imaginer, mais ils ne s’étaient pas battus non plus contre la peste brune pour légitimer la répression des émeutes ouvrières de 1953, ni la bureaucratisation autarcique de l’État-Stasi. Néanmoins, au delà du signifié des paroles finalement rhétoriques de Becher (l’emphase productiviste du travail socialiste du dernier couplet n’est pas sans rapport avec la fonction de ministre de la culture qu’il accepta en 1954), ce que provoque J-M.S. c’est l’affect-Eisler, cité lors du générique, l’affect-mélodique, devenu pathos vocal collectif – déroutant et émouvant celui-là –, de l’arrangement de la Bagatelle n°11 op. 119 de Beethoven.
Eisler, l’élève le plus doué de Schönberg, qui s’éloigna de la dodécaphonie pour s’orienter vers des formes plus populaires, le jazz et le cabaret, mais qui à la dodécaphonie revint en renouant avec son maître lors de l’exil aux États-Unis. Les maccarthystes, qui l’appelaient le «Karl Marx de la musique», le contraignirent à quitter New York ; il s’installa, via Prague, à Vienne, puis définitivement à Berlin-Est. Mais là aussi, les dernières années de sa vie, il eut l’amertume de se heurter à la censure jdanovienne qui attaqua violemment son projet d’Opéra faustien. Eisler, encore, le pionnier du contrepoint dramaturgique pour la musique de cinéma (il écrivit avec Adorno Composing for the films) qui collabora à Hollywood avec Fritz Lang, le Renoir de la période américaine (The woman on the Beach), puis avec Resnais (Nuit et brouillard); Eisler enfin et surtout, le compagnon de lutte de Bertolt Brecht, musicien de plusieurs de ses pièces et de ses chants politiques.
L’anecdote d’une flânerie berlinoise (Benjamin était l’ami des deux) en témoigne: on marche dans le froid et le gris hivernal à travers le quartier du Mitte néo-capitaliste colonisé, on songe que les premières cellules ouvrières anti-nazies y avaient été décimées – la prison de Moabit n’est pas loin; on longe la Chausseestraße jusqu’à la Brecht-Haus, on découvre de ses fenêtres le cimetière de Dorotheenstadt. Dans une allée, les stèles noires, sévères, de Hegel et de Fichte, dans une autre, séparées de quelques mètres, trois simples pierres tombales, deux ovales, adossées au mur de l’enceinte, l’une à la verticale, l’autre à l’horizontale, recouvertes d’herbes folles, la dernière carrée, au milieu d’un morceau de pelouse. Trois inscriptions: Bertolt Brecht – Hélène Weigel-Brecht – Hanns Eisler. Comme les pierres et les inscriptions des Straub-films: à même le silence énorme du temps, les voix rauques des vaincus qui se sont battus perdurent2; ils sont là, «les intercesseurs du monde futur», «Auferstanden aus ruinen», fraternels et aimants, malgré toutes les trahisons.
Par coupe sèche, surgit la lumière livide et le spectre acoustique, faisant résonner la cave en béton, de l’interrogatoire des deux prisonniers et de leurs ombres, cadrés en diagonale, dans un plan d’ensemble, puis (plans rapprochés 2 et 3) chacun isolé, tête baissée, tête levée, les yeux concentrés, déterminés et absents. Le temps du mépris, le titre du roman-nouvelle d’André Malraux (1935) où il est question, à l’orée de la prise de pouvoir de Hitler, précisément de la persécution des réseaux clandestins communistes, on le perçoit à la lettre, par le martellement tonitruant de la voix et par les coups de poings sur la table de l’inquisiteur (J-M. S. alias Jubarite Semaran), hors-champ, venant d’à côté de l’unique point de vue stratégique de la caméra (la règle straubienne sans exception). Premier éclair, Rolle en Suisse-Berlin Est. L’un des deux prisonniers (Arnaud Dommerc), c’est un personnage de cinéma, diction et posture, mais ce cinéma-là aide lui et les autres «à découvrir le meilleur d’eux-mêmes, c’est tout». Il a été incarcéré à Moabit pendant 180 jours et il ne lâche rien, surtout pas l’identité du chef de sa cellule. Il dit «Hans», et c’est Kassner, tout aussi impénétrable, les bras croisés dans une posture embryonnaire alors que l’inquisiteur l’interpelle par son nom, que sans doute il va sauver… Si Kassner, ce corps d’intellectuel, «commandant» frêle dans son manteau beige usé, ne craque pas sous la torture. Deuxième éclair sur fond noir, 4 minutes 6 secondes («on n’allait pas filmer de la fausse torture! Ni faire des métaphores sur la torture. Et pour l’incarcération, il y a déjà Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson, ça suffit, non?»); l’acte de résistance contre le bourreau-juge public passe dans le combat psychique entre soi de Kassner qui se doit de «fuir dans une passivité totale, dans l’irresponsabilité du sommeil et de la folie» tout en gardant «l’affût d’une pensée assez lucide pour se défendre»… Non que l’intonation de la voix de Kassner-Gilles Prandel ressemble à la voix du modèle bressonien qui parle comme s’il écoutait ses propres paroles rapportées par un autre. Cette fois ça fonctionne à l’inverse: on part d’une voix d’acteur de théâtre, mais pour que de cette affectation se dégage le timbre-mélopée d’une étrange atonalité résolue, qui elle aussi se double, passe de la première («et si je deviens fou…») à la troisième personne : «une chasse vertigineuse lançait son esprit vers les images qui maintenaient sa vie», «Bakounine prisonnier rédigeait chaque jour en imagination un journal entier», «les images suscitées par la musique il fallait les faire entrer dans la durée»… Car ce double-là, au lieu d’être une émanation du moi, est au contraire l’intériorisation d’une militance qui puise toujours dans les forces du dehors (un imperceptible gazouillement d’oiseaux perce le noir de l’écran-réclusion) et dont s’empare le combattant-il pour s’arracher à soi et atteindre le seuil d’une autre individuation impassible, qui puisse agir et vaincre la menace autour de lui.
Troisième éclair. Il y a deux plans avec des silhouettes filmées de dos, à gauche celle d’un homme debout – le même manteau beige, la tête et les épaules hors-champ dans le deuxième plan, plus plongeant – à droite celle d’une femme, la robe rouge vif, assise sur une chaise au balcon devant une aire d’où se lèvent, diffus cette fois, à plein cadre, les gazouillements et les bruits du monde d’un après midi printanier. Kassner, libéré, a rejoint sa femme à Prague, Prague-Rolle et le château, en arrière plan, sur le lac Léman. On saisit la densification extrême de la virtuosité du roman tout axé sur le retour clandestin en avion à travers un orage fabuleux: il n’en reste que le vrombissement d’un moteur dans le ciel. C’est toujours ainsi: J-M.S. rencontre des textes qui lui résistent, auxquels il résiste, et cette double résistance déclenche l’image ovni sous nos yeux:
– C’était comment?
–Terrible.
– J’avais si peur… / Ils ont accepté la fausse identité?
– Non, C’est-à-dire, pas du début. Ensuite quelqu’un a déclaré qu’il était Kassner. Je ne sais pas qui.
– Tué?
– Je ne sais pas…
On pense forcément au premier prisonnier du huis clos, le tiers inclus dans cette conversation amoureuse aux répliques sèches, qui passe sa vie à l’enfant («comment va-t-il?») et laisse sa place à la femme. Elle répond à (son) l’homme, elle n’est pas toujours une femme heureuse, vit une vie difficile à vivre mais «rien au monde n’est plus fort, rien, que de savoir que cet enfant est là». Elle évoque les milliers d’autres mères qui attendent dans la ville, la nuit, «vers 1 ou 2 heures du matin» les douleurs de l’enfantement, avec autre chose que de l’angoisse, autre chose que même le mot joie, ni aucun autre mot ne peut contenir; elle chantonne «et depuis que le monde est monde…», puis sa voix glisse dans le récitatif «chaque nuit a été comme ça». Lui, le rescapé, n’en a pas fini de combattre entre soi; il dit, dur, que les hommes n’ont pas d’enfants et néanmoins qu’au cachot ils ont besoin que quelque chose existe à la même profondeur que la douleur, parce que «la joie n’a pas de langage». Il dit que maintenant il voudrait écrire, qu’il a horreur de la musique, et néanmoins que là-bas il s’en est servi pour se défendre et que ça donnait une phrase, une seule, l’appel des caravaniers. «Et si cette nuit est une nuit du destin». À ce moment le motif de la musique se mue en gestus, le gestus musical de Brecht, hors désignation, hors significations, hors gesticulations, gestus social et politique mais aussi bio-vital, métaphysique, éthique, le gestus-épiphanie si nécessairement rare, imprévisible si on a la patience de l’attendre, chez les acteurs statufiés straubiens. Le femme prend la main de Kassner, la porte à sa tempe, à l’envers, caresse contre elle son visage tandis que sa voix ne parachève plus que la phrase des «caravaniers»: «bénédiction sur elle jusqu’à l’apparition de l’aurore». C’est elle-même qu’elle bénit d’une voix douce et grave qui n’est même plus la troisième personne: par celle-ci, elle atteint la singularité d’une femme qui transmute la résignation de «la nuit du destin» dans la contre-effectuation du hasard, l’amor fati de tout temps, comme durée, instant, permanence à la fois. L’actrice straubienne (Barbara Ulrich) est elle aussi la comédienne de l’événement qu’elle devient: «Même ton prochain départ je veux l’accepter moins mal que tu ne crois». Elle apaise la trouble inquiétude de Kassner : «j’ai envie de marcher, de sortir avec toi, n’importe où» – «il faut que j’aille chercher quelqu’un pour garder le petit». La vie d’une mère – et d’un père – complique et implique également la construction difficile d’une joie commune qui ne peut même plus se dire par le langage ni par la musique sinon comme actes. Les deux silhouettes se taisent mais la caméra n’arrête pas de filmer. Elle capte dans un criaillement de canards l’accord avec le dehors de la vie, là où il faut continuer à se battre, au prix de la torture, contre toutes les oppressions historiques avec la même justice qui fait aussi la justesse d’un amour inappropriable.
Voilà le leitmotiv esthétique, éthique, politique de Kommunisten et «le coup fourré» de la construction des blocs qui mettent en variation le premier: «c’est surtout le résultat de mes insomnies et de mon envie de me jeter contre les murs! C’est une construction qui s’est arrachée à elle même» (J-M. S.). Et à l’archive comme archéologie commémorative. On se rappelle les mots d’Ossip Mandelstam, le poète, l’idiot à la russe, cet autre insoumis liquidé par Staline: «Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Je le répète ma mémoire travaille non à reproduire mais à écarter le passé… entre moi et le siècle gît un abîme, un fossé, rempli du bruit du temps… Nous avons appris non à parler, mais à balbutier, et ce n’est qu’en prêtant l’oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l’écume de sa crête, que nous avons acquis une langue3». Et une image. Car J-M.S., en prélevant les cinq morceaux des anciens films n’est pas fidèle à lui-même, mais à une œuvre – et à une vie – sans auteurs ni mémoire personnelle définitifs, les Straub(s)4. Une œuvre à sa manière (soustraction, condensation) bègue par rapport au bruit dominant du temps, qu’elle blanchit en faisant remonter de l’abîme ses plans : la ligne de crête de ses montagnes chroniques, mentales et gé(néa)-o-logiques – on les verra.
La répétition, dans la construction de Kommunisten, transforme l’archive archéologique en nouvelle cartographie intensive. C’est pourquoi il vaut mieux pour le cinéphile oublier la complexité du contexte et des références filmiques, en reconquérant le regard innocent (pas naïf du tout), le plus difficile, au même titre que les jeunes apprentis, quitte à ce que ceux-ci aillent ensuite découvrir les strates des sens et des sensations de l’artisanat straubien d’autrefois.
II.
Le passage du plan final du Temps du mépris au plan d’ensemble du sous-bois ensoleillé d’une forêt toscane est abrupt. Les insectes vrombissent, les feuillages frémissent, l’eau gargouille, la lumière réverbère les lichens et la bruyère: trois corps/voix humains, Toma, Ventura et sa compagne Siracusa, tout droits, campent au milieu. Il suffit de savoir que l’on est dans la constellation-climat des personnages, des textes d’Elio Vittorini (le roman Le donne di Messina) ayant pour thème le développement laborieux et les querelles d’une communauté de femmes et d’hommes refoulés à l’issue de la guerre. C’est justement ce que retranche la cinquième bobine d’Ouvriers, paysans – vingt cinq minutes, douze plans, d’ensemble, demi rapprochés, gros plans –, genre cinéma western hawksien réinventé, sans action.
Il n’y a plus Kassner, l’intellectuel cérébral. Ventura (Aldo Fruttuosi), posture grave, dignité ouvrière, se bat contre son passé obscur de fasciste-Faccia Cattiva. Par son élocution sans intention, toute en accents toniques, en points de flexion inégaux, il plaide devant un juge, un inquisiteur, un spectateur invisible, tantôt en lisant le cahier/registre du village qu’il tient dans ses mains, tantôt sans lire. Il répète un refrain, «ero cambiato, come se fossi cambiato» («j’étais changé, comme si j’étais changé»), et il raconte que sa crise de jalousie avec Toma n’avait pas empêché le mouvement de la commune qui était aussi le sien de croître («quei giorni furono i nostri migliori, un febbraio … col pericolo di disperderci ch’era finito» – «ceux-là furent nos jours les meilleurs, un février… avec le danger de nous disperser qui était fini»). Car son refrain ne dépend pas d’une introspection psychologique mais de la réalité psychique de ce mouvement d’ensemble dont il est le plus farouche défenseur. Si bien que Toma, Enrico Pelosini à la diction toscane serrée et emportée, est lui aussi hors de soi, agi plus qu’actant dans un costume urbain irréprochable, ni d’ouvrier ni de paysan, une étrangéité de plus, dans cette forêt. (Vers la fin de la deuxième bobine d’Ouvriers, paysans, à redécouvrir in toto comme suite du bon usage de Kommunisten, la veuve Biliotti, la paysanne autochtone, présentait Toma ainsi: «Il avait été étudiant en médicine avant de commencer, à cause des Allemands et de la guerre, sa vie errante ; c’est comme s’il était notre médecine…»).
Il se souvient de sa honte de ne pas s’être ôté son envie de Siracusa, et il répète que cette honte l’éprouvait devant lui, Ventura, qui continuait à le considérer comme avant, comme quelqu’un avec qui il savait qu’il s’entendait… Alors, en gros plan, les yeux rivés sur le cahier, Toma évoque cette nuit de février où commença la bonne partie de l’hiver pour le village, quand Ventura éveilla tout le monde, lui le premier: «‘Toma, Toma’. Bussava e chiamava e diceva il mio nome invece di un altro… esci a vedere cosa abbiamo » («Il frappait et il appelait, et il disait mon nom au lieu d’un autre… Sors voir ce que nous avons»).
Diceva che avevamo il sole.
Io allora credo che sperai
che fosse impazzito…Il disait que nous avions le soleil. / Moi alors je crois que j’espérai / qu’il fût devenu fou. / C’était obscur par la fenêtre / et je pus voir à mon poignet qu’il était trois heures du matin. Mais dehors /c’était une obscurité bleue, / haute sur la clarté des masses de neige. / C’était le ciel / parsemé d’étoiles vertes qui tremblaient, et il n’y avait pas de folie en lui, / c’était le soleil que nous avions, / et c’était ma honte de ne pas savoir être content que nous l’eussions5.
La lecture devient la fabulation de Ventura, avec Ventura: Toma se dessaisit de sa honte. Comme Siracusa (Rosalba Curatola), corps-automate spirituel à la cantilène italo-sicilienne, qui se déprend de sa dernière pointe à laquelle Ventura aurait pût se piquer:
Gli dicevo per esempio che non avrebbe avuto da far storie
se avessi voluto mettermi con Toma…Je lui disais, par exemple, qu’il n’aurait pas eu à faire d’histoires / si j’avais voulu me mettre avec Toma./ Je lui dis en somme que si je n’allais pas au lit avec un autre tandis que je m’étais mise avec lui, / ce n’était pas parce que j’avais peur de lui, ou parce que je ne voulais pas lui faire tort, / mais simplement parce que je n’avais pas la moindre envie d’y aller. / Lui alors me dit que j’aurais pu dire la même chose en parlant moins.
Il s’agit moins de la revendication juste et indispensable de l’autonomie comme conquête de la femme, que de son propre orgueil sournois, humain, trop humain. En plan rapproché/demi rapproché, Siracusa baisse les yeux, puis regarde Ventura à sa gauche et se détourne de lui pour fixer devant:
Era questo che di lui
mi inteneriva: vederlo contento non proprio per sé, non esattamente di sé,
ma della contenteza ch’era lì
e poteva essere lì, nel nostro villaggio. …C’était ce qui en lui / m’attendrissait: le voir content non proprement pour soi, non exactement de soi, / mais du contentement qui était là / ou qui pouvait être là, dans notre village. / On aurait dit qu’il pensait devoir travailler à le fabriquer dans le village / pour pouvoir ensuite / en avoir sa part. Certes il pensait que moi-même / je n’aurais moyen d’être contente de lui que si j’étais contente / de comment allaient les choses pour nous tous/ ou au moins de nos efforts / pour les faire aller…
Le magnétisme de Siracusa irradie cet attendrissement venant du dehors d’elle-même dans le gros plan qui suit, ses yeux voyants, tournés vers la terre, vers Ventura, vers le ciel. Et Ventura l’attendrit parce que ce besoin qu’une joie sienne participe à la joie générale, est inséparable de sa manière singulière, extérieure au sens commun, d’être un homme:
Era come se dovesse raccogliere da fuori di sé
il sentimento di se stesso…C’était comme s’il devait recueillir d’en dehors de soi / le sentiment de soi-même. Comme s’il n’avait pas / une conscience propre, ou s’il avait dans la conscience / quelque projectile de guerre qui la lui paralysait. / Et c’était comme si même son amour pour moi / il devait faire attention à ne pas me le porter / de l’intérieur de lui-même. Ç’aurait été un amour déplaisant / qu’il m’aurait voulu. (Chant d’oiseaux).
Voilà Ventura: il tient, en dehors du sens commun de soi comme personne, identité, sujet pourvu d’une conscience propre (et la mauvaise conscience en est toujours la complice, qu’elle soit paralysée par quelque projectile de guerre, fût-il un inavouable passé fasciste, ou par toute sorte de manque). Il vit ce dehors, d’un corps impassible, dans les deux derniers plans – le plan demi-rapproché, à côté de Siracusa, le gros plan sur lui – et il en bat la (dé)mesure par des répétitions hautes et humbles, d’une langue qu’il lit dans le cahier, à contre-courant du texte. Il atteint le timbre d’un acte juridique inscrit d’emblée sur le territoire, dont lui même fait partie, un acte juridique sans sentence, qui se dérobe à tout procès, transformé par le rythme en séquence musicale.
Febbraio, poi marzo;
e in febbraio l’energia elettrica
che riuscimmo ad avere per i nostri impianti […]
Anche tutto aprile
fu il tempo migliore per noi
con la nostra cosa che continuava ad avere il suo movimento di salire, di salire
per via del modo in cui era il nostro villaggio, la nostra terra,
e in cui erano tutti loro…Février, puis mars: / et en février l’énergie électrique / que nous réussîmes à avoir pour nos installations / … / Aussi tout avril / fut le temps le meilleur pour nous / avec notre chose qui continuait à avoir son mouvement montant, montant, / à cause de la façon dont était notre village, notre terre, et eux tous. / […] / Cette réunion de gens pouvait devenir une bonne chose ou bien la pire / des choses. / Chacun d’eux était quelqu’un qui pouvait, en combinaison avec les autres, / la faire devenir bonne ou la faire devenir mauvaise./ Chacun / était prêt pour les deux combinaisons. Moi j’étais au contraire / comme si je ne fusse prêt qu’à une / seule combinaison. / Je pouvais vouloir / qu’on fît une bonne chose, et je pouvais travailler à la faire, / je pouvais être le plus acharné / à travailler pour la faire, mais ce que j’avais de déjà prêt en moi / ne me servait pas à la faire. / Voilà donc comment en effet je me demandais / si j’étais content tandis que cette réunion devenait une bonne chose. / […] / Mais en ces jours de février jusqu’à mai/ j’en étais vraiment content. Cela me plaisait / vraiment / d’être dedans. / Et qu’est-ce que cela voulait dire / que cela me plût d’être dedans? Cela ne voulait-il pas dire / que j’étais changé? / La chose entre moi et elle / continuait justement à monter /comme si j’étais changé. / […] / Et le vert / qui muait dans les plis de notre terre, avec le froment qui levait, / était sous mon regard / comme si j’étais changé. Et aussi / l’odeur de la fumée de lait et broussailles, quand ils commencèrent à faire la ricotta, / était comme si j’étais changé…
Mais qu’est-ce que ce sentiment incantatoire qui individualise Ventura en lui faisant dire les mots les plus simples et les plus courants, «moi-je», seulement à partir du sens du commun le plus radical?
Marx intempestif
J-M. S. nous convie à relire un texte de Vittorini paru en 1947 dans Les lettres françaises6:
La révolution communiste, comme il ressort clairement de la lecture même rapide de Marx, est proprement la révolution individualiste. Elle ne vise à abolir que les différences mystifiées entre les hommes. Dans la société bourgeoise où les différences entre les hommes ne sont que des différences qui ne tiennent pas à l’homme même, ce sont justement les vraies différences de qualité qui ne sont pas retenues. Le communisme ne veut pas construire une âme collective. Il veut réaliser une société où les fausses différences soient liquidées. Et ces fausses différences liquidées, ouvrir toutes les possibilités aux différences vraies. Ce que dit Marx, c’est que la libération de l’individu ne peut pas être le fait de l’individu seul. Il a enseigné la nécessité de la construction collective pour atteindre à la liberté individuelle.
Qu’on ne se méprenne pas sur la facilité paradoxale du propos. Elle trouve précisément dans le Ventura straubien – une épure, indépendamment des effets de style de Vittorini – sa manifestation sensuelle et problématique. Ventura ne monologue pas (moi-je), mais il s’individualise par plurilogue. Il se combine dans l’intériorité de la réunion («cela me plaisait vraiment d’être dedans»), l’intériorité du dehors («ce que j’avais déjà en moi ne me servait pas à la faire»), du sien aussi. Ventura, différence singulière d’ensemble, dans un ensemble, heccéité7 (la libération de l’individu, la révolution «individualiste» seront ça). Et qu’on n’objecte pas non plus que ce désir de la commune relève le regret d’un communisme rural révolu. Danièle Huillet a lu d’un bout à l’autre, et pas rapidement, l’œuvre de Marx (en allemand, d’ailleurs, puisque la culture bourgeoise ne fait que se satisfaire du foisonnement des traductions plus ou moins réussies) et c’est aussi par cette lecture étrangère que la séquence d’Ouvriers, paysans renouvelle – sub specie relation d’amour – l’événement qui dissout (quelle qu’en soit la durée) les querelles personnelles et qui fait la conversation (versari, tourner dans un milieu, singuliers et ensemble, cum) communiste entre les ouvriers mécaniciens («et en février l’énergie électrique») et la retenue des paysans, au diapason de l’activité et du repos de la terre: des heccéités, les uns et les autres, à fleur de la verdeur bourdonnante du cadre – une heccéité elle-même. Or, ce ravin de la forêt toscane est plus proche de Marx qu’on ne le croit, si l’on s’en tient à ce qu’il écrit lui-même dans le livre II du Capital: «le développement de la civilisation et de l’industrie en général s’est toujours montré tellement actif dans la dévastation des forêts que tout ce qui a pu être entrepris pour leur conservation et leur production est complètement insignifiant en comparaison»8. Certes, il ne s’agit pas du Marx revendiqué par l’orthodoxie, se réclamant d’un humanisme prométhéen qui tend à faire du développement des forces productives le principal vecteur du progrès qu’il suffirait de s’approprier en abolissant les rapports de production aliénés. C’est le Marx hétérodoxe d’un naturalisme matérialiste qu’on aurait tort de limiter aux Manuscrits économico-philosophiques de 1844. Certaines de leurs définitions – «la nature est le corps non organique de l’homme»; «dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que l’homme est une partie de la nature» – qui déterminent le communisme comme «naturalisme achevé» «et vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature», reviennent en force, libérées du substrat idéaliste juvénile, après la prétendue coupure épistémologique de l’Idéologie allemande (le soi-disant début de la «science» marxienne ). Là il est écrit: «dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices – le machinisme et l’argent»9. Le Capital lui fait écho dans des passages où Marx s’inscrit en contre-chant de son credo «continuiste», déterministe et positiviste, qui, lui, «laisse intact, dans la perspective socialiste, l’ensemble du mode de production créé par le capital, ne mettant en question que l’enveloppe de la propriété privée, devenue une simple ‘entrave’ pour les ressorts matériels de la production»10. Ces textes esquissent une sorte de théorie de la rupture du métabolisme entre les sociétés humaines et la nature comme résultat du productivisme capitaliste à partir de la critique de l’agriculture industrialisée et de la grande industrie. Toutes deux joignent leur logique prédatrice « dans la mesure où le système industriel dans les campagnes affaiblit aussi le travailleur tandis que l’industrie et le commerce fournissent à l’agriculture les moyens pour l’épuisement du sol»11; «la production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en sapant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse: la terre et le travailleur»12.
Dès lors, on suit Michael Lowy quand il lit dans ces intuitions qui visent à abolir la séparation entre villes (nos métropoles, aujourd’hui) et campagnes, une association directe entre exploitation du prolétariat et de la terre ouvrant la question du défi le plus actuel pour la pensée marxiste : celle de l’articulation entre luttes de classe et lutte pour la défense de l’environnement, dans un combat commun contre la domination du capital qui est aussi la domination de la nature. Walter Benjamin l’avait saisi parmi les premiers : cette domination est un enseignement impérialiste auquel il faut opposer une nouvelle conception pratique de la technique, non pas comme théorie ontologique oraculaire de son arraisonnement en tant qu’oubli métaphasique de l’être, mais comme compréhension assumée du «rapport entre la nature et l’humanité». Marx n’annonçait pas autre chose dans le troisième livre du Capital. Les hommes de nos sociétés contemporaines (le XIXe et le XXe siècles industriels comme le XXIe siècle néo libérisme à la solde de la finance-informatique) ne sont pas «les propriétaires de la terre, mais des occupants, des usufruitiers devant comme des boni patres familias la laisser en meilleur état aux futures générations». Que suscitent en nous les observations de Marx à la fin de sa vie, dans sa correspondance avec la révolutionnaire russe Vera Zassoulitch (1881)? Là, il se défend d’être assimilé aux marxistes occidentaux pour affirmer que la commune rurale russe, retenant tous les acquêts positifs élaborés par les travailleurs dans le système capitaliste – même si à leurs dépens –, peut devenir, «sans passer par ses fourches caudines», un point de départ direct de la révolution russe dont il prophétise l’événement. Cette communauté autogérée, écrit-il, fait face à la crise fatale subie par la production capitaliste dans les pays européens et américains, «crise qui finira par son élimination, par le retour de la société moderne à une forme supérieure du type le plus archaïque, la production et l’appropriation collective» entraînant avec elle un «essor à l’individualité»13. Cette appropriation n’est pas celle du «communisme brut» qui abolit la diversité des propriétés privées pour instituer la communauté comme l’unique propriétaire privé – l’État soviétique trahira ainsi autant les Soviets que le bon usage de l’électricité (Lénine), et les koulaks massacrés –; ce que Marx invoque c’est une réappropriation qui échappe à la logique de la possession, qu’elle soit privée ou publique (la jalousie universelle comme forme cachée sous laquelle se réalise la cupidité), celle d’un autre communisme où la suppression positive de la propriété privée, «c’est à dire l’appropriation sensible de l’essence et de la vie humaines, de l’homme objectif, de l’industrie humaine pour l’homme et par l’homme ne doit être comprise au sens seulement de jouissance immédiate et unilatérale, au sens de l’avoir». Peut-être que ces mots doivent encore beaucoup à la dialectique essentialiste sujet-objet, bien qu’elle soit renversée, puisque c’est le sujet toujours assujetti qui résume chez Marx l’aliénation: dans son essor à l’individualité, tout homme serait l’être objectivement réalisé dans ses œuvres (qu’il s’agisse d’un outil technique, agricole, industriel ou post-industriel, d’un objet d’art, d’une manière de vivre et de penser). Aujourd’hui cette production et réappropriation collective qui associent des singularités affranchies et inaliénables, on la cherche plutôt, au delà de la commune rurale russe, du côté d’un nouveau métabolisme à créer comme relation ni subjective ni objective entre un nouveau mode de production non seulement économique mais aussi désirant, bio-politique, des hommes et les corps non organique de la nature.
Si Ventura, Siracusa et Toma, Kommunisten de la forêt, nous donnent à repenser le sens de ces flashes marxiens c’est que leurs plans «fixes», pas immobiles du tout « pour des yeux qui ne veulent pas en tout temps se fermer»14, révèlent une science-fiction réaliste trans-historique (et non plus seulement l’historie d’une communauté italienne rescapée de la guerre). Cette science-fiction amplifie la violence du double combat micro et macro politique annoncé par le Kassner du Temps du mépris: le combat entre soi qui fait de nous-mêmes et de nos amours des relations parmi l’extériorité des relations (technè humaine et nature naturante, l’une dans l’autre) implique et complique tout à la fois un combat contre «les puissances diaboliques de l’avenir» (Kafka). La défense de la terre contre le saccage capitaliste n’est pas séparable d’une militance inédite afin de réinventer la seule contre-histoire qui compte, celle de la lutte de classes (les minorités-multitudes d’aujourd’hui).
III.
Nouvelle variation très brusque, violente. Le gros plan de Ventura sur le fond vibratoire de la verdure, regard à terre, à bout de souffle suite à la profession de foi immanente (le commun toujours en train de se faire n’est même pas un espoir en l’avenir) et soudain, onze secondes de son menaçant d’une sirène qui couvre un bruissement de voix, en écran noir: c’est le rappel au désordre de l’histoire. Et au travail exploité des ouvriers égyptiens qui surgissent dans l’image. Ils gesticulent en djellaba ou en habits occidentaux, ils marchent, l’un passe à dos d’âne, d’autres à vélo, devant la grille fermée d’une usine au sud du pays. En voix off, Bhagat el Nadi ré-cite, avec un accent arabe prononcé, un passage de la postface de 1971 du livre La lutte de classe en Égypte qu’il a écrit sous le pseudonyme de Mahmud Hussein avec Adel Riffat, l’un et l’autre autrefois internés sous Nasser, aujourd’hui vivant et travaillant en France:
En 1919, c’est la révolution contre l’occupant britannique. Les masses rurales déshéritées et pauvres en sont la force principale, multipliant le sabotage des voies de communication et organisant de très nombreux accrochages avec l’armée d’occupation. Et les objectifs démocratiques révolutionnaires sont liés aux objectifs patriotiques. Des embryons de pouvoir populaire voient le jour; des révoltes armées éclatent contre les grands propriétaires. Les ouvriers, les chômeurs, les étudiants, les boutiquiers, les fonctionnaires se retrouvent côte à côte, tout au long de l’année, dans les rue du Caire et de la plupart des autres grandes villes, dans des manifestations violentes d’une ampleur inconnue jusqu’à là. Les ouvriers passeront à des formes de lutte spécifiques: occupation d’usines et autodéfense populaire contre les forces de répression.
La voix off est l’effet in, le cadrage sonore historique post-enregistré qui hante l’hypnose des 10 minutes 16 secondes suivantes: un seul et même plan, son direct Niagra, filme l’entrée et la sortie des travailleurs lors de la relève, une fois la grille entrouverte. C’est le quotidien d’un jour chaud du mois de mai 1981. Une fumée se lève, les presses grondent par à-coups, un tracteur entre dans le champ, un fourgon délabré, une vieille Volkswagen le traversent parmi la foule. Les cinéastes, soucieux de ne jamais déranger ceux qu’ils filment, ont arpenté ce terrain égyptien pour trouver le point de vue, la proportion, la distance les plus justes – la caméra placée en oblique à une quarantaine de pas de la grille, sur la droite. Comme le disait Serge Daney, «ni tourisme exotomane, ni caméra invisible», ni trop près, ni trop loin, ou bien «trop près pour que ces gens ne voient pas la caméra, trop loin pour qu’ils soient tentés d’aller vers elle»15. Trop près trop loin également pour aligner la «scène» sur la formule commode du documentaire «on sait qui on est et qui on filme». Si bien que, si renvoi cinématographique il y a, il convoque moins la mythique, inaugurale, la Sortie de l’usines Lumière – dont les deux frères étaient quand même les propriétaires – que le cinéma-vérité, la vérité du cinéma et non le cinéma de la vérité, des fabulations de Jean Rouch pris dans le «devenir un autre» – Moi, un noir – autant que ses personnages qui cessent d’être vus objectivement ou de voir subjectivement. (Humour de Danièle Huillet : «je voulais faire des films en Afrique: ce n’est pas Jean-Marie, c’est Jean Rouch que j’aurais dû rencontrer»). Il y a bien une dimension burlesque, rouchienne, dans ce ballet de «figurants» où circulent également des boiteux insouciants et des gamins tout espiègles, qui se dispersent et qui s’assemblent, criaillant l’un avec l’autre, acteurs juste l’instant d’un regard de biais vers la caméra qui, à son tour, en retrait, capte une individuation de groupe irréductible à l’individualité des sujets qui la composent. Et le regard straubien qui n’est ni mimétique identificatoire, ni expertise «scientifique» objectivement détachée, y rentre. L’attention de la caméra fait ressentir, par la longueur anomale de la séquence, que cet espace visuel et sonore direct pulse un temps qu’il détecte dans le quotidien, celui de l’antique noblesse paysanne d’un peuple, de sa patience durcie d’une joie de vivre – tout le contraire d’une passivité nonchalante. Cet envoûtement, réagissant à son tour sur l’effet in de la voix indirecte, ressuscite les luttes anticolonialistes de 1919. Le (ni) trop près-trop loin éthique et esthétique des cinéastes suscite un trop tôt, trop tard qu’on aurait du mal à saisir comme deuil négatif de l’histoire. Ce deuil-là n’est pas la vérité du cinéma straubien. Il faut la chercher du côté de la fabulation indirecte libre: la cristallisation d’un temps ni seulement historique ni seulement banalement quotidien.
Que font voir et entendre les panoramiques – silence, bruits et vent – de Trop tôt, trop tard (rappel ultérieur pour tout citoyen non indifférent)? D’abord la géographie, la topologie, la géologie de la campagne française aujourd’hui délaissée, et en voix off-in Danièle Huillet citant une lettre de Engels à Kautsky, le renégat, où, chiffre à l’appui, il en décrit la misère à la veille de la révolution française et de sa future trahison bourgeoise; puis – les Straub redécouvrent ainsi leur propre pays étranger et «corrigent» leur nostalgie – la respiration cartographique de la campagne égyptienne où s’enfouit et d’où se lève le commentaire final sur des images d’archives: tous deux parcourent la chronologie qui va de la résistance à l’occupation anglaise jusqu’à la révolution petite-bourgeoise de Naguib en 1952 et à la prise de pouvoir Nasser, qui décevra les attentes du panarabisme pour promouvoir, de 1955 à 1967, le régime d’une nouvelle caste dirigeante héritant de toutes les tares de l’ancienne. En découle le dernier plan prémonitoire où «la caméra nous montre dans une descente verticale deux tours jumelles sur la rive du Nil au Caire, puis en prolongeant son mouvement, le reflet de leurs formes disloquées dans l’eau»16. Il y a là l’image-voyance qui dénonce les grands événements bruyants et monstrueux au fil des répressions historiques, depuis les révoltes paysannes françaises jusqu’aux mouvements arabes anti-coloniaux, puis anti-autoritaires, anti-claniques et népotiques endogènes: les faiseurs – via les pétromonarchies en collusion avec les décideurs américains et européens – de leurs abjects avatars. (Al-Quaida n’est-elle pas la fille illégitime de la CIA conçue lors de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan? Et Daesh n’est-il pas sécrété par l’indéfectible allié saoudien des U.S et de la France-Droits de l’Homme, qui a opéré une véritable OPA financière au sein de l’orthodoxie sunnite?). À charge de revanche…
Car la poétique asséchée (il n’ y en a pas d’autres) matériellement géo-physique et psychique des panoramiques et des plans fixes met en tension autant le désert peuplé quotidien que le commentaire critique historique qui s’y insère, en décalage. On éprouve alors un sentiment sans doute mystérieux, tel que Deleuze (plus mystérieux que l’on dit), en expérimentateur du Nietzsche inactuel, l’a donné à percevoir: sous les gros événements bruyants qui dictent le trop tôt trop tard de leur effectuation dans l’histoire, couve la nuée des petits événements, discrets et silencieux, d’autant plus puissants, hors pouvoirs, qui trouvent certes dans l’histoire l’ensemble de leurs conditions nécessaires, mais pour s’en détourner, pour déborder leurs effectuations et devenir, c’est-à-dire pour construire quelque chose de singulier et de commun, quelque chose de nouveau. Le Trop tôt, trop tard du film (la force plutôt que la forme) et dans le film (la matière, les hommes et les territoires), et plus encore de l’extrait de l’usine où il n’est même plus question d’en dénoncer sa réappropriation chronologique et historique, fait vivre le temps événement qui se précipite et retarde, tout à la fois déjà passé, en train de se passer et pas encore passé. À même ce temps, il faut saisir la chance de la contre-effectuation: on devient digne du trop tôt, ni trop tard, ni trop tôt ni trop tard.
Le regard se décille, la tête s’éveille: il y a dix minutes du monde qui passent devant l’usine égyptienne et on ne conservera la patiente lenteur de cette splendeur sans y rentrer vite nous–mêmes (c’est la raison même pour laquelle elle est filmée); confondues parmi le peuple ouvrier, on individue trois femmes, deux en arrière plan, une traversant le champ et visant juste un moment la caméra (trop près trop loin). Dans le rythme des «figures» féminines de Kommunisten, de nouvelles heccéités qui précèdent et procèdent, suivent à la fois, l’engagement massif des femmes dans les soulèvements sociaux arabes du printemps 2010. Le trop tôt, trop tard de cet événement aussi ne consiste pas dans une prétendue immaturité démocratique ni dans la successive récupération militaire et théocratique; il s’agit au contraire de l’agent jamais définitif, du devenir révolutionnaire d’un peuple (minorité-multitude), qui silencieusement, petit à petit, à l’heure de cet événement, ne peut que recommencer à se battre, en assumant ses impasses, sans illusion sur l’avenir historique, si souvent mauvais, des révolutions. Le devenir communiste des ouvriers-paysans égyptiens du troisième bloc straubien a affaire à cela.
IV.
Une autre date, 1967 s’inscrit d’emblée cette fois pendant deux secondes sur l’écran noir, avant qu’un commentaire italien lapidaire situe ce qu’on commence à voir:
I consigli comunali delle Apuane dove ventitré anni prima Reder e i suoi ammazzarono centinaia di persone si pronunciano contro la richiesta di grazia, dopo il comune di Marzabotto.
Les conseils communaux des Apouanes où 23 ans avant Reder et les siens tuèrent des centaines de personnes se prononcent contre le recours de grâce, après la commune de Marzabotto.
Le premier d’une série de neuf panoramiques fait défiler la ligne de crête verte des collines gauche-droite, revient droite-gauche et s’arrête sur un village, la caméra positionnée sur la pente d’en face. C’est Sant’Anna di Stazzema, filmée de son autre côté dans le pano horizontal suivant à 360°, qui démarre et se parachève sur l’église et l’ossuaire au sommet de la crête. Puis ce sont, entrecoupés deux fois par quelques photogrammes au noir, les huit autres panoramiques des lieux et des villages dont c’est à nous d’aller répertorier les noms: San Terenzio-Bardine-Valla, Vinca (la seule désignation inscrite sur le monument aux morts, dans le pano vertical en contre-plongée qui remonte vers le ciel entouré de cyprès), Pian della Fioba, San Leonardo-Fosse del giglio, Bergiola. Et Marzabotto, en paon horizontal, deux fois 360°, bloc dans le bloc plutôt que plan-séquence, puisque chez les Straub c’est la répétition qui désamorce les effets trop facilement naturalistes du plan-séquence et qui enfonce l’image dans le temps pour faire remonter ses drames-êvénements. Ce Marzabotto-là. Ces plans topologiques, ces paysages, filmés toujours avec la même fouille d’arpenteur afin de trouver le point stratégique, hauteur et proportion, de manière à ne jamais modifier la ligne de l’horizon, déterrent les fantômes enfouis de notre histoire. J-M. S.: «c’est une succession d’Oradour-sur-Glane, sur une ligne qui va de la Méditerranée à Bologne, la fameuse ligne gothique construite par les Nazis, destinée à arrêter l’avancée des troupes alliées, qui progressaient vers le Nord. Mais comme la résistance italienne harcelait les Allemands dans leurs dos, ils ont massacrés, avec la complicité des fascistes italiens, ceux qui nourrissaient les résistants: les femmes et les enfants». On ajoutera: avec la complicité des forces alliées sous les ordres de non-intervention de Churchill, qui redoutait une dérive communiste de l’Italie libérée. Ces fantômes acquièrent une énorme présence, coalescente à ce qu’on voit et entend. La voix d’une femme de Sant’Anna soupire «quelle chaleur» (2ème pano), le tintement du clocher de Badine sonne dix heures, ni une de plus ni une de moins (3ème), les enfants de San Leonardo, yeux et rires, se moquent devant les HLM d’une Italie oubliée par le miracle industriel (7ème), la façade anonyme d’une école qui domine la route à l’entrée de Bergiola (8ème) surgit, en énigme, mais seulement pour nous autres, «distraitement désespérés que nous sommes»17. Partout, le bourdonnement continu de la vie – le gazouillement des oiseaux, le caquetage de poules, les chants des coqs, les bruits des camions-remorques sur les routes, des scies agricoles dans le champs, des hommes sifflotant au repos; et le silence géologique, géophysique des carrières de marbre des Apouanes qui, lui, bat la durée d’une immanence éternelle implacable: la respiration aérienne du 6ème pano, filmé depuis le pic de Pian della Fioba, suit de gauche à droite la ligne de crête des montagnes, pour redescendre, plonger dans la vallée, puis remonter vers la gauche jusqu’à viser la plaine et la mer ensoleillées. Les massacrés sont morts à jamais, ce serait odieux de dire et de voir le contraire, et pourtant… Cette réalité hallucine – la ligne de crête et d’horizon straubienne c’est cela, elle hallucine. Elle leur rend mystérieusement ce qu’on leur a arraché, certes non les corps qui ne ressuscitent pas, mais le désir vivant et mortel, d’une génération à l’autre, de ces auditions et de ces visions, précisément parce qu’ils ne peuvent plus les voir ni les entendre. Les quinze minutes de toute la séquence concentrent et décentrent ainsi la remémoration historique et le présent d’un éternel quotidien, qui, une fois encore, actualise la définition strabienne du «réalisme» d’après Brecht: la capacité de partir du cas particulier concret pour arriver au général commun. Franco Fortini écrit en 1978:
Quand le présent est vu d’un lieu hors du présent, il devient le lieu sur lequel se projettent les esprits passés et à venir. Quelque chose a été détruit, arraché ou étouffé. L’histoire est un piège immonde de monuments, de pierres et de souvenirs. Non pas ici mais ailleurs est la pensée dominante du film. Mais ceci signifie: non pas aujourd’hui mais hier et demain. Le panoramique des Apouanes ne ‘dit’ pas seulement ce qui y est arrivé ni quel calme recouvre les lieux des massacres antiques et modernes ; il ‘dit’ aussi que cette terre est lieu habitable pour les hommes, qu’elle est celle que nous devons habiter… le calme était (là) apparent, quelque chose appelait à l’aide… toute la réalité de la lutte matérialiste des classes était incluse dans ces couleurs de l’été brulant et féroce du Sud.
On pèse le poids de ces mots, puisque il faut rappeler que le film dont parle Fortini, et d’où le quatrième bloc de Kommunisten est tiré, est Fortini/Cani, 1976, auquel il donne son nom et son autobiographie, («de ma vie ne m’importe presque rien»), I cani del Sinai, écrits neuf ans auparavant, «à muscles tendus, avec une rage extrême» contre le mépris raciste anti-arabe de la bourgeoisie italienne et contre l’impérialisme israélien lors de la Guerre des Six Jours. La voix du commentaire est la sienne, et c’est lui, l’intellectuel déchiré d’extraction bourgeoise, juif et marxiste, traître à sa classe, qui, après les panoramiques, apparaît à l’image, filmé en plan fixe, de face, profil droit. Le petit bonhomme aux cheveux blanc, assis dans le patio d’une terrasse en fleurs s’agresse et nous agresse, relisant son texte comme s’il avait été écrit par un autre, comme une lettre qu’il aurait lue à un ami absent. («Vitalité, passion, spontanéité: sans lequelles on ne fait rien. Mais dans le même temps, si celles-ci ne meurent pas, ne sont pas mises à distance, rendues muettes, détruites, regardées comme des biens à jamais perdus et qui ne nous sont pas destinés, elles ne peuvent devenir «nourriture pour un grand nombre»18).
C’è stato un modo molto reale di dimenticare quegli uccisi: il modo tenuto dalle classi dirigenti italiane nei primi dieci anno del dopoguerra…
Il y a eu un mode très réel d’oublier ces tués: le mode tenu par les classes dirigeantes italiennes pendant les premières dix années de l’après-guerre. Aujourd’hui on préfère parler des carnages nazis pour ne pas regarder la vérité d’Indonésie, Vietnam, Amérique Latine, Congo. Au fond, il y a une seule dure et féroce nouvelle: «vous n’êtes pas où arrive ce qui décide de votre destin. Vous n’avez pas de destin. Vous n’avez pas et n’êtes pas. En échange de la réalité vous a été donnée une apparence parfaite, une vie bien imitée. Bien distraits de votre mort pour jouir d’une sorte d’immortalité. La récitation de la vie n’aura jamais de fin. Bienheureux».
Le plan de Fortini, dehors au dedans de lui-même (heccéité), proférant son texte d’une voix monotone et contrariée – les pauses et les accents déplacés par rapport au langage parlé, expressif et théâtral («J-M. S. m’a donné une extraordinaire leçon de métrique») – problématise également notre propre distrait désespoir. La prétendue leçon de l’histoire a soldé la lutte de classes, et voilà les débats nauséeux du néolibéralisme conquérant autour du conflit des civilisations, sur le dos de ceux qui n’abjurent pas: un palestinien, un arabe pris en otage des régimes et des fous du Jihad… un grec, un occupant de Wall Street et un «indignado» de Madrid et un ghettoïsé des «démocraties» – un, et, parmi d’autres… Car les dates dont il est question dans tout Kommunisten – 1933-2014 premier bloc, 1945-2001 deuxième, 1919-1981 troisième, et maintenant 1967-1944-1976-1978, propos de F.F. inclus –, destituent le calendrier historique homogène, et constituent l’espace-temps où les luttes vaincues de «hier», attendent le défi de «demain». C’est pourquoi le bloc égyptien et le bloc Fortini, qui composent la vaste plage méditative du film, renversent aussi l’ordre de la biographie cinématographique straubienne expliquée par Danièle Huillet: «la longue séquence dans les Alpes des Apouanes et à Marzabotto (résistance et massacre) contient l’ébauche de Trop tôt, trop tard». De cet entrechoc qui relie la sortie d’usine africaine et rouchienne à l’impensé de notre histoire occidentale le plus terrible à penser (mais pas du tout comme vaticination impensable), D.H., elle, sera(it) attentivement heureuse.
Le sens, la sensation ressortent du deuxième plan de l’écrivain, cadré cette fois profil gauche au balcon, en arrière-plan les pentes d’une montagne couverte de plantes dans la lumière toscane de l’été. Le plan porte à bout sa réflexion inflexible, partiale et solitaire, à contretemps de tout présent concilié («je ne parle pas à tous»).
Evocare i macelli nazisti equivale a chiederne una chiave, un’interpretazione. […] Molti portavoce della cosidetta cultura » d’Occidente cercavano interpretazioni extra storiche e matapolitiche….
Évoquer les boucheries nazies équivaut à en demander une clef, une interprétation. […] Beaucoup de porte-parole de ladite «culture» d’Occident cherchaient des interprétations extra-historiques et méta-politiques et en arrivaient rapidement à situer les carnages nazis dans l’ordre du «sacré», à les considérer comme l’œuvre du Mal En Soi, en substance à accepter, en en intervertissant les contenus, un des mythes centraux de la mystique nazie: la pureté et la purification à travers l’holocauste. Cela a été dans l’ordre international, une opération analogue à celle accomplie pour interpréter le fascisme. Dans l’un et l’autre cas, la position soviétique – et communiste – dans la mesure où elle tendait à la coexistence, ou au démocratisme O.N.U., tendait aussi à perpétuer – d’accord avec les porte parole idéologiques occidentaux – la version pathético-propagandiste de l’Horreur et de la Bestialité. Naturellement, l’interprétation de classe a été portée en avant et sous des formes désormais canoniques; cependant, le moralisme avec ses limites et son optimisme foncier a continué jusqu’à hier à favoriser une «fixation» du Nazisme dans ses formes mythologiques dont ont bénéficié en substance, les formes atypiques de celui-ci ou celles, tout aussi féroces, de l’Impérialisme moderne. Pour dissoudre cette fixation et faire retrouver au carnage nazi son caractère de sanglante «normalité», il a été nécessaire qu’entrassent dans la lutte les pays dans lesquels le colonialisme européen avait installé des camps bien plus vastes que ceux nazis et avait détruit beaucoup plus de millions de vies humaines que n’en avaient dissoutes les S.S..
Lecture obstinément marxiste. Elle n’a rien perdu de sa vérité. Fortini reprend et amplifie le discours tenu par Brecht, son maître en extranéité, en 1935 à Paris au Congrès international contre le fascisme19. Et si cette vérité contre l’Histoire, trans-historique et non religieusement extra-historique, existe, absolue, dans sa relativité, c’est parce qu’elle met en rapport contingent le nazi-fascisme avec le capitalisme tout court: ce sont ses couperets de la concurrence et de la possession, faits siens par la bourgeoisie allemande et italienne des années vingt, la petite et la grande, qui l’ont engendré, l’aberration en étant la démente issue. La fixation mythologique du Nazisme, hier comme aujourd’hui, découle de ce déni. La rhétorique des états communistes démasquée, il n’y a même plus coexistence mais un seul Système Financial Compact face auquel l’interprétation canonique de classe ne peut faire davantage que théoriser le passé. Alors, même la croyance tiers-mondiste de Fortini, il n’est pas sûre qu’elle soit périmée, malgré les défaites. Elle nous force à saisir les germes de nouvelles formes de luttes non hiérarchisées, luttes d’exode des pouvoirs établis, que les États ne pourront pas toujours réprimer.
Le 10 septembre 2010, à Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi (nom-date-lieu, un événement parmi d’autres, non le symbole), vendeur ambulant des fruits et légumes, voyant sa marchandise confisquée par le autorités, s’immole par le feu et embrase la région, de la Tunisie à la place Tahrir. On convoque son absolue vérité relative parce qu’on y expérimente précisément le questionnement de l’extériorité des relations, qui la rapporte à l’événement d’un autre nom, d’une autre date, d’un autre lieu: Fortini les évoque dans les Chiens du Sinaï, tout à la suite du passage qu’il vient de ré-citer. Mordecai Anielewicz, 9 mai 1943, Varsovie:
Quand je relis les lignes d’allégresse par lesquelles Mordecai Anielewicz, peu avant d’être tué, annonce qu’il a atteint le but suprême de sa vie, organiser la résistance armée des juifs du ghetto de Varsovie, la passion qu’on éprouve, la leçon qu’on reçoit de l’homme qui s’accomplit en surmontant une toute-puissante adversité et se révolte contre la force d’injustice, doivent être séparés de la nécessité de critiquer ce qu’a été l’issue politique du mouvement qui comptait des hommes comme lui, je veux dire le mouvement qui, en Israël, organisa les kibboutz et parut, il y a vingt ans, un modèle de socialisme.
Tout est dit du choix de camp – la Palestine – contre sa colonisation sans fin; le choix est d’autant plus fort qu’il découle de la fidélité résolue à la mémoire diasporique de l’oubli. Ces mots sont coupés dans Fortini/Cani, puisqu’ils composent le thème-variation tout au long du film. Ils constituent dès lors le non dit explicite du plan de Kommunisten où Fortini, en transes, la diction ferme jusqu’à la limite du balbutiement, le poing serré, hors de contrôle, s’appuyant – va-et-vient – au balcon, parachève sa lecture :
E finalmente bisogna dire che nell’azione di coloro che con maggiore coerenza ed eroismo hanno combattuto il nazismo e di cui leggiamo i pensieri o le azioni ultime ; e anzi più, forse, in coloro che non furono in nessun modo eccezionali…
Et enfin il faut dire que dans l’action de ceux qui avec une majeure cohérence et héroïsme ont combattu le nazisme et dont nous lisons les pensées ou les lettres ultimes; et même plus, peut-être, en ceux qui ne furent en aucun mode exceptionnels et n’ont laissé aucune trace, en ceux qui ont été seulement des victimes, j’ai toujours ressenti qu’il y avait quelque chose qui allait au-delà de la lutte contre le nazisme, quelque chose qui – ne fût-ce qu’un instant, le suprême – concourrait, qu’ils le sussent o non, au «rêve d’une chose» que les homme font «depuis longtemps», à cet immense rêve des hommes.
L’affirmation est incommensurable, n’en déplaise aux marxistes stricts qui y lisent un tout simple lyrisme tropique sans aucun impact politique comme serait aussi un tropisme que de ressentir la honte, à l’abri sur les rivages, devant les naufragés contemporains: pourtant leur désir d’intégration ne mettrait pas en crise notre démocratie occidentale, s’il n’était pas hanté par un tout autre désir d’exode nomadique, par quelque chose qui, su ou non su, concoure à la même réalité du «rêve d’une chose» (Marx, lettre à Ruge, 1843).
On souhaite même que nos amis – les militants du travail immatériel cognitif, qui induirait via la toile informatique de la communication linguistique la chance d’un nouvel antagonisme des multitudes face aux bio-pouvoirs des rapports productifs capitalistes d’exploitation –, ne desserrent pas le lien avec cette vérité relative qui se dégage du matérialisme «historique» de Fortini. Elle est d’autant plus incommunicante qu’elle crée une relation irréductible à la simple émancipation productive techno-linguistique (soit-elle celle des affects) du Général Intellect, trop prise qu’elle est, malgré tout, dans le temps homogène et vide du progrès de l’histoire20: le temps chronique saturé d’à présent « passe en un éclair » (tout le contraire de la communication instantanée). C’est «une ‘image’ irrécupérable du passé» (Marzabotto, les Lager, les colonisés) «qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne se sent pas visé par elle»21. Aux Straub d’écrire, en exergue de leur Bach-film, les mots de ce fou contempteur de l’histoire qu’est Péguy: «Faire la révolution c’est aussi remettre en place des choses très anciennes mais oubliées». Et Benjamin avec eux: «la révolution, c’est le bond du tigre dans le passé».
V.
Cette image irrécupérable, sans métaphore, on l’a sur l’écran: il (Fortini) – les Straub, nous? – lève les yeux du texte, droit devant. Il voit, cette fois sans aucune solution de continuité, une clairière, la verdeur des arbres, le passage des nuages, les herbes sauvages bruissant dans le vent, les clairs-obscurs atmosphériques sur les ramifications et le sommet de l’Etna. Et il écoute Empédocle (Andreas von Rauch, hors-champ) dans le premier des deux plans soutirés aux deux Hölderlin-films :
Ihr dürstet längst nach Ungewöhnlichem,
und wie aus krankem Körper sehnt des Geist
von Agrigent sich aus dem alten Gleise.
So wagts ! was ihr geerbt, was ihr erworben,
was euch der Väter Mund erzählt, gelehrt,
Gesez und Bräuch, der alten Götter Nahmen,
vergeßt es kühn, und hebt, wie Neugeborne,
die Augen auf zur göttlichen Natur…Vous avez soif depuis très longtemps d’inhabituel, / et comme d’un corps malade l’esprit / d’Agrigente se languit hors de la vieille ornière. / Ainsi risquez-le! ce que vous avez hérité, ce que vous avez acquis, / ce que la bouche de vos pères vous a raconté, enseigné, / lois et usages, noms des anciens dieux, / oubliez-les audacieusement et levez, comme des nouveaux-nés, / les yeux vers la divine Nature, / quand alors l’esprit s’embrasera à la lumière / du ciel, un suave souffle de vie vous / abreuvera le sein comme pour la première fois, / et pleines de fruits dorés les forêts bruiront / et les sources hors du rocher, quand la vie / du monde s’emparera de vous, son esprit de paix, et / comme une berceuse sacrée vous tranquillisera l’âme, / alors hors des délices d’une belle aube / le vert de la terre brillera à nouveau pour vous / et montagne et mer et nuages et astres, / les forces nobles, égales à des héros fraternels, / viendront devant vos yeux, de sorte que la poitrine / comme aux porteurs d’armes vous batte vers des actions / et un beau monde en propre, alors tendez-vous les mains / à nouveau, donnez la parole et partagez-le bien, / ô alors vous bien-aimés – partagez action et gloire, / comme de fidèles Dioscures; que chacun soit / comme tous, – comme sur de sveltes colonnes, que repose / sur de justes ordonnances la vie nouvelle / et que la loi affermisse votre alliance. / Alors ô vous génies de la cheminante / Nature! alors, vous sereins / qui prenez la joie des profondeurs et des hauteurs / et comme peine et bonheur et splendeur du soleil et pluie / l’apportez au cœur de mortels étroitement limités / d’un lointain monde étranger, / le peuple libre vous invitera à ses fêtes, / hospitalier! / pieux! car en aimant / le mortel donne le meilleur, si elle ne lui ferme / et rétrécit pas la poitrine, la servitude.
Vitesses et lenteurs, suspens, «processus stationnaire» d’une prosodie syllabante d’autant plus ferme dans la versification métrique – tout enjambement interdit – que le rythme débarrassé de l’accent et de la «vaine rimaillerie» scandalise les hölderliniens érudits; l’exclamation de Pausanias (Vladimir Baratta), le disciple aimé, «Ô Vater», «Ô père», est une précipitation qui accélère le prolongement de l’exhortation à la parenté des hommes avec l’océan, avec le soleil (ce sont eux qu’Empédocle appelle «pères»), pour se conclure sur l’appel au réveil de «leur être ensommeillé»:
[…] Bis sie des engen Treibens müde sind,
und seines Ursprungs eingedenken das Leben,
lebendge Schöne, sucht, und gerne sich
entfaltet an der Gegenwart das Reinen,
dann glänzt ein andrer Tag herauf, sie sinds!
die langentbehrten, die ledendigen,
die guten Götter.[…] Jusqu’à ce qu’ils soient fatigués des étroites menées, / et que se remémorant son origine la vie / cherche la beauté vivante, et volontiers se / déploie en présence de ce qui est pur, / alors monte et brille un autre jour, ce sont eux! / les longtemps manquants, les vivants, / les bons dieux.
On vire dans l’aspect délirant, puissamment poétique – sans aucun lyrisme – de l’histoire à l’arrêt et de tout Kommunisten. Les Straub, toujours attachés à détruire les idées reçues des messages, l’ont expliqué à plusieurs reprises et J-M. S. le répète aujourd’hui: ils butent là sur la révolte du «plus grand poète européen» et, pour une fois, ils lancent eux aussi un message: «ce message, je dis et j’affirme que c’est un message communiste. Ce n’est pas le communisme tel qu’on l’a saccagé. Empédocle dit: il faudra ne renoncer à rien sous prétexte d’avoir quelque chose, sous prétexte du progrès. Et c’est une utopie communiste, la seule chose qui pourrait encore sauver la planète et les enfants de la terre, d’autant plus que depuis Hölderlin la menace s’est précisée et que ça se précipite…».
Utopie immanente. Le matérialisme de la prosodie rythmique de cet Empédocle fait des «bons dieux» auxquels les hommes en gestation sont assimilés, des noms-tenseurs-actes autant que toutes les autres dénominations exaltant la beauté cosmique de la Nature: ainsi le «lointain monde étranger» tend vers une autochtonie déracinée, et les colonnes de la loi sont sveltes, (schlanken), sveltes par la prosodie d’une justice concrète qui mord sur la piétas aimante, hospitalière du peuple libre, les rendant à leur tour concrètes. Ce rythme-là vise l’ici-maintenant, non le nulle part, et s’arrache aux risques d’une restauration de la transcendance tout comme à une récupération par l’Histoire en tant que son idéal et sa motivation. Il s’agit d’une «utopie libertaire, révolutionnaire», erewhon. Deleuze-Guattari: «Mais justement dire que la révolution est une utopie immanente n’est pas dire que c’est un rêve, quelque chose qui ne se réalise pas ou ne se réalise qu’en se trahissant. Au contraire c’est poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu, mais en tant que ces traits se connectent avec ce qu’il y a de réel ici et maintenant dans la lutte contre le capitalisme, et relancent de nouvelles luttes chaque fois que la précédente est trahie». L’utopie comme devenir-événement, nous continuons à rôder autour de la réalité de cette idée: «Ce que l’Histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses ou dans le vécu, mais l’événement dans son devenir, dans sa consistance, échappe à l’Histoire, n’a pas en lui même de début ni de fin, mais seulement un milieu, plus géographique qu’historique». C’est le milieu non représentatif, la carte du plan hölderlinien de Kommunisten: latitudes des degrés des puissances – affects intensifs – de tout corps humain et non humain, longitudes de leurs mises en rapport – vitesses et lenteurs, attractions–répulsions. La carte-plan donne à voir le cycle en permanente variation des éléments, le ciel et la terre, la lumière et le feu souterrain («regardez cette montagne, autrefois, était du feu» dira Cézanne – 1989 – devant la Sainte-Victoire), et si ces éléments vibrent des parcelles qui les poussent au mélange et à l’union contre la force de la haine ennemie qui les sépare violemment, c’est parce que l’image sonore de l’acte de parole, en rapport incommensurable avec l’image visuelle – le bon rapport – le dit: la révolution avec abolition de la propriété, prônée par l’Empédocle d’Agrigente contre la haine de son peuple, est la même – toujours autre – que celle avortée de l’Empédocle de Souabe (1798-1800) et les deux reviennent dans l’Empédocle-film d’aujourd’hui. Elle pourrait toujours «devenir», si seulement la «société des amis» se séparait du jeux de forces, du conflit destructeur des éléments qui se redoublent aussi dans les conflits destructeurs des hommes (la nature n’est jamais pastorale, elle est aussi implacable que l’histoire chez les Straub), pour miser sur la production en métamorphose de la beauté vivante du monde, s’y glisser, y interagir et justement l’habiter au passage – entre et dehors. Sans questionnements impénétrables sur l’origine et la fin, sans prédation.
«Il n’y a pas de luttes de classes sans tendresse. S’il n’y a pas tendresse il n’y a rien» dit J-M. S. Cette tendresse des corps qui conjugue le «naturel», le mental-existentiel, le social, relève d’une «écosophie» éthico-politique et non pas de l’écologie consensuelle22. Est-ce le Marx spinoziste des Straub ? Les tenants de la science marxiste peuvent bien continuer à sourciller devant une telle « innocence » du concept de « production ». Et les heideggériens aussi.
Car le Hölderlin Kommunist ne se confond en rien avec le Hölderlin «poétisé» par le professeur chamanique de Heidelberg. Heidegger, lui, mise plutôt sur les concepts idéaux d’origine, de pureté et sur le détournement/retournement qui éloigne et rapproche les hommes et les Dieux. Il s’enfonce ainsi dans le Destin historial de la Pureté de l’Être ou de la Terre, le Même en tant que Propre, y lit son détournement et sa déterritorialisation dans le développement technologico-mondial de la civilisation occidentale initiée par les Grecs, et il parie sur le retournement et la reterritorialisation choisissant très mal ses héros: les nouveaux grecs du IIIe Reich. Toute autre est la sensation de la Terre qui se dégage du sobre enthousiasme straubien: elle n’est pas du tout le contraire de la déterritorialisation, parce que même le natal – le natal des «longtemps manquants», une fois libérés de leur propres vénérations («lois et usages, noms des anciens dieux, oubliez-les audacieusement!»), le natal des grands vivants hölderliniens – et déjà nietzschéens –, on le perçoit comme foyer ardent, excentrique, hors du territoire, et n’existant que dans le mouvement de la déterritorialisation qui devient créateur d’une nouvelle terre – et non plus seulement un retournement, une reterritorialisation23.
Un tel processus d’où ressort la joie du message des Straub («quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous») est parsemé de dangers menaçants. Et si leur Empédocle aussi finit par s’abîmer, c’est que Hölderlin doit beaucoup au héros tragique du romantisme allemand (l’interprétation heideggérienne s’en régale) qui vit le territoire natal comme «solitaire» dans son décalage avec la Terre, mythique, qui l’aspire: Empédocle se veut l’égal des dieux et sombrant dans le mépris pour la servitude des hommes, s’enfonce dans le volcan, trop loin, dans le sans-fond de la terre. Il ne se joint à la Divine Nature qu’en se pliant à ses forces conflictuelles destructrices. Noir-pêché. Les Straub filment cela, mais ils ne s’y tiennent pas. Leur Etna suscite l’émotion d’une terre qui remonte et étrangéise ce territoire-là. Celui-ci n’est pas solitaire mais «désert» (les plans «vides», stratigraphiques à travers toute leur œuvre), et en même temps toujours agité par une population qui manque et ne manque pas, d’autant plus que les deux extraits choisis par Kommunisten ne concèdent rien à l’abîme de la Terre: leur héros est certes solitaire mais d’une solitude peuplée, d’un peuple nomadique justement sur une terre déterritorialisée. L’envoi final de Moïse revient: «…dans le désert vous serez invincibles: unis à Dieu» («Vereinigt mit Gott»), parce que le but n’est pas «d’être unis à Dieu» – précise J-M. S. – mais d’expérimenter ici et maintenant, le désir-désert, ou comme le dirait Spinoza, hors de toute figure théologique de la transcendance, la continuité d’immanence entre la nature naturante et la nature naturée, humaine et non humaine.
Intempestif italien II
Si tension romantique dans l’Empédocle des Straub il y a, et il y a, elle suggère moins une résonance avec le romantisme idéaliste du Grund qu’avec celui méditerranéen et latin, du seul poète européen digne de Hölderlin. Giacomo Leopardi, trente-six ans après La mort d’Empédocle (le bonapartisme avait anéanti les élans jacobins de la pièce), en pleine restauration européenne et à contretemps également du tiède romantisme catholique et libéral-institutionnel du Risorgimento («les splendides destins et les progrès», «les nouveaux croyants dans les lois de la statistique»), écrit devant un autre volcan, «le meurtrier Vésève» sa «parabole civile», Le genêt ou la fleur du désert.
Il est insupportable de continuer à lire les gloses réflexives sur le pessimisme cosmique de Leopardi (et de voir ses versions biopics le célébrant en « jeune fabuleux » bossu au désespoir tout au plus « démocratique »). Elles argumentent que même l’appel final à la solidarité des hommes (la seconde nature) ne serait qu’un désespéré sursaut « rationnel » face à la seule vraie ennemie, la Nature marâtre. Bien sûr, Leopardi, le sensiste matérialiste radical («c’est la matière qui pense») a violemment dénoncé l’aveuglement humain (ses mythes, ses illusions religieuses et politiques) devant l’inéluctable cycle destructeur de la «nature», mais il a poussé la plainte à une telle intensité qu’elle se transmue en la violente nostalgie poétique, sans manque ni origine, de ses paysages (Le calme après la tempête, le Chant d’un pasteur errant dans l’Asie…) et de ses personnages (Silvia, Nerina…) désirant la vie. Pour Leopardi aussi, le philosophe autant que le poète, il n’y a pas de destruction dans le monde sans une nouvelle incessante production. C’est ce que la «syntaxe raccourcie» de son dernier chant hors des genres, sans distinction de la matière du Vesuvio – une musique dissonante comme dans les derniers quatuors de Beethoven – impulse derrière la «figure» de la nature ennemie: « la lenta ginestra» (le lent genêt ne rend pas la tendresse «dure» du féminin italien) «contenta dei deserti» de l’envoi final, accepte sans lâcheté ni fol orgueil de croire ses lignées immortelles, «il fascio mortale» («le fardeau immortel») – c’est-à-dire la mort inévitable venant toujours du dehors – mais elle résiste. Elle est la véritable force et puissance de la nature naturante. Par son intercession, la fabulation léopardienne en appelle à une nouvelle «compagnie humaine», à une nouvelle conversation civile («l’onesto e retto conversar cittadino» – «l’honnête et droite conversation citoyenne»), à un «tuon» (ton) italien qui n’existe pas (encore). L’ennemi des hommes «di povero stato» n’est pas la nature qui nous enseigne au contraire à mourir en acceptant une nécessité «douloureuse mais vraie»; l’ennemi c’est la mort, la servitude, qui monte de notre dedans anthropocentrique: «avarice, superbe, haine, dédain, souci d’honneur et de pouvoir»2424. La pensée dominante de Leopardi est amoureuse et révolutionnaire jusqu’au point d’attraper, pour ce monde – «l’obscur grain de sable», précisément «un point» –, quelque chose aussi du cosmos illimité. Devenir-genêt.
On raconte qu’au moment de filmer, dans les Langhe piémontaises, De la nuée à la résistance (1978), depuis Pavese, cet autre «pessimiste» indompté, les Straub marchaient sur les lieux, le texte du Genêt à la main. Leurs collaborateurs espéraient et rêvaient de ce nouveau coup italien à l’écran. Nous aussi. Ils ne l’ont pas fait, ni alors ni par la suite puisque la règle chez eux, c’est de se méfier même des meilleures intentions des amis («Leopardi on ne le connaît pas assez », modestie fière, non un déni) et sans doute également parce qu’ils n’ont pas voulu ajouter un volcan rocailleux à la série des montagnes qu’ils avaient déjà filmées (le mont Velino de Moïse et Aaron, les Apouanes) ou qu’ils auraient filmé, après une très longue gestation (l’Etna et la Sainte-Victoire justement). Mais quand ils dis(ai)ent que sans passer par l’Italie – dont ses écrivains les plus déracinés défendaient non les pouvoirs de l’identité nationale mais la puissance d’une mémoire territoriale singulière – ils n’auraient jamais fait les films sur Empédocle, on croit fort que le lent genêt léopardien a œuvré, et que sa verdeur, la deuxième nature des hommes dans la première (le vert de la terre) et vice-versa, fait aussi vivre leur Hölderlin communiste.
Souvenir d’une note de Vittorini (Franco Fortini aurait pu l’écrire lui-même):
Marx partit de l’apparent pessimisme de Hölderlin pour affirmer sa grande confiance. Parti d’une position presque existentialiste, d’une philosophie presque désespérée, il réussit à déployer sur toute la terre une bannière où était écrit : ‘Émancipation des hommes’. Cela, sans jamais renier le ‘pessimisme’ de Hölderlin, voire en l’intégrant à sa vision, comme un tonique indispensable que tous doivent boire, une ciguë à rebours»25.
Et le «pessimisme cosmique» aussi.
VI.
Sixième bloc, mais la coupe le re-enchaîne au précédent – cette fois la logique est automatique – bien que la clairière ne soit plus la même. Les Straub ont remonté le volcan, jusqu’à un cratère éteint à 1900 mètres et ont apprivoisé un bout de champ de lave, délimité par deux troncs de pins, pour filmer à 340°, la caméra au milieu, le lieu et l’horizon (le chromatisme venteux de la vallée, des sommets et de la crête de l’Etna) où se joue le Noir péché d’Empédocle. Ni lui, ni Pausanias, ni Manès l’égyptien, le fantôme venu l’emporter dans l’abîme, ne sont plus dans le plan voué à Kommunisten. Cadrée de face, il y a une femme étonnée, costume squaw indienne, assise au ras du sol, les mains presque jointes sous le visage. Danièle Huillet. Absolu silence de soixante-cinq secondes durant l’introduction lente «grave ma non troppo tratto» du dernier mouvement du seizième quatuor de Beethoven op. 135, écrit en 1826, l’année qui suivit la composition de la Grande Fugue aux dissonances telluriques . Motif de douze mesures en variation distordue qui, par un contrepoint acéré entre le fond mystérieux des cellules mélodiques du violoncelle et l’aigu fortissimo du premier violon, va monter cette fois vers l’apesanteur. Sur le manuscrit il est écrit: «Der schwer Gefaßte Entschluß», «La décision difficilement pris»; «Muß es sein? Es muß sein!»«Le faut-il? Il le faut!».
Puis, à nouveau, un silence: la femme, cadrée en plan d’ensemble, tourne le visage a droite, pose la main sur la terre. Elle scande: «Neue Welt», «nouveau monde». Le ton tend vers une atonalité suspendue, un point d’interrogation dans le point d’affirmation. «Le faut-il? Il le faut!». C’est la même suspension de l’allegro inquiet, pizzicato, de trente secondes du Quatuor qui (ne) «ferme» (pas) le plan et le film.
Dans Noir péché, l’exclamation-question de la femme – une femme comme individuation du chœur – était déjà l’acmé, mais elle était étroitement liée au plan précédent et aux deux suivants. Les Straub rendaient ainsi la parataxe de la répétition chronique de Hölderlin qui ne fait plus rimer le temps. La répétition de l’avant – « nous nouâmes de fermes libres liens … et je voudrais penser encore au temps passé, aux amis de ma jeunesse encore… » récitait Empédocle dans son dernier congé – se réfractait dans la césure de l’action irrévocable du présent – le héros se précipitant dans le volcan – «le répétiteur» dont la femme-chœur (plans finaux) prenait la voix, avec un accent là aussi singulièrement léopardien et pavesien:26 «et pend, une voute d’airain, / le ciel au dessus de nous… les réjouissants dons de la terre sont comme balle, elle / se moque de nous, avec ses présents, la Mère…». Mais déjà chez Hölderlin, la répétition du passé comme condition et du présent-répétiteur comme agent ne pouvait pas s’accomplir sans qu’ils fussent emportés par l’informel excessif (Unförmliche) – intercalé entre les deux, d’une façon justement non chronologique: la répétition de l’après, c’est-à-dire le répété, laissait entrevoir ce que seul elle faisait revenir, l’à-venir , Neue welt, à l’accent inquiétant, cette fois nietzschéen, de l’éternel retour du différent.
On se souvient que Benjamin, dans sa thèse de jeunesse, avait défini le temps tragique comme «le temps individuellement rempli», où les grands individus meurent ironiquement de leur propre immortalité, «parce que nul n’est capable de vivre dans ce temps rempli». Il l’opposait au «temps historique» qui est «non rempli à chaque instant» et au temps messianique «qui n’est rempli que divinement». Mais il l’opposait aussi au temps de la répétition du Trauerspiel, un temps dramatique, au delà du deuil, débordant dans le jeu de la musique où aucune forme ne peut se renfermer sur elle-même. Il en tirera son ultime conception d’un temps saturé d’à-présent, en acte, d’une saturation toujours en train de s’accomplir, dans laquelle ne cessent de se ficher des éclats immanents du temps «messianique»27. Ce temps-là n’est plus rempli par la tragédie du héros qui prétend le déterminer, c’est le temps des plébéiens et des opprimés sans nom, en puissance et, de fait, en acte, libres d’eux mêmes. Ils s’y accordent, d’autant plus singuliers qu’ils sont indéterminés.
La répétition de la dramaturgie musicale de Kommunisten s’éclaire. La triade du temps de Hölderlin est là, depuis le début, dans chacun des six blocs, mais l’issue du répété y élague la composante tragique empédocléenne encore active dans la condition de la répétition du passé et dans l’agent, la césure du « présent-répétiteur ». La condition de la répétition de l’histoire – Allemagne 1933, commune italienne de l’après guerre, luttes de classes égyptienne 1919, ghetto de Varsovie 1943/ Marzabotto 1944 – se court-circuite dans le présent-répétiteur – la décision partisane de Kassner/Malraux, de Ventura/Vittorini, du double Fortini (1967-1976), la patience antique, non renégate, des ouvriers égyptiens à la sortie d’usine et de Mahmoud Hussein. À son tour «la césure» s’efface et n’agit plus que comme «passeur», passeur sans crédit. Elle ne subsiste que dans le «répété»: la date, le lieu, l’individuation commune, tout en insistant dans ceux de l’histoire et du cinéma, au-delà des deux, dégagent leurs événéments-héccéités qui ne sont pas là sans qu’on en expérimente leur déterritorialisantion-non encore. «Alors toutes les oppressions se réunissent en un seul événement» – (multiplicité) – «qui les dénoncent toutes en en dénonçant une – la plus proche ou le dernier état de la question»28. Le rêve d’une chose c’est moins un rêve que l’hétérotopie de cette question sur la décision difficile. Décision politique, esthétique et éthique: ne pas renoncer, par exemple, au lien entre le pathos mélodique et populaire de l’hymne d’Eisler, inspiré par la bagatelle beethovénienne et les harmoniques inconnues du quatuor. Décision politique, existentielle aussi: filmer non comme fin en soi mais pour penser, vivre, lutter en choisissant la détermination d’une grâce qui n’est pas de l’Homme. Le «Neue Welt» se répète dans la «bénédiction … jusqu’à l’apparition de l’aurore», d’une femme à une autre. Comme les trois femmes imperceptibles à la sortie de l’usine. (Même l’heccéité-Ventura sera terrassée à la fin d’Humiliés, quand les anciens partisans métropolitains reconvertis à la real-politik du «progrès» viendront se moquer de la commune arriérée, mais pas Siracusa: elle serre le poing29).
Coda
On peut certes considérer Kommunisten un film summa qui réunit les stations de vie et de travail du couple Straub/Huillet: l’étrangéisation inouïe des trois langues, le français, l’italien, l’allemand, et le dépaysement de leurs territoires (cartographie). Plus d’un «spectateur» s’en est ému et y a lu une sorte de testament de J-M. S. On leur dirait: encore un effort… À moins qu’on ne retienne que le sens étymologique du terme hébraïque (l’étymologie quelques fois peut aider): berith se traduit «alliance». Cette alliance laïque n’est pas celle d’une psychologie de couple mais d’une relation/dehors – les Straub – qui a continué et qui continue à tisser des alliances, même la nouvelle, la plus intime, pour les plus lointains: les citoyens-partisans ne peuvent pas être si virtuels que ça.
Il y a une bonne manière de voir Kommunisten – et tout le Straub-cinéma qui relève d’une attention technique intransigeante précisément parce que ce n’est pas que de la technique. Elle ne consiste pas en réflexions interprétatives, mais concerne la multiplication de l’usage. Il faut que nous nous en servions pour nous déprendre de la possession de nos savoirs acquis. Dans ces notes-variations il y en a sans doute encore, mais contre leurs détours trop théoriques (la pratique qui égale une pensée et une vie est la plus ardue) et contre le présent avec lequel nous ne cessons de pactiser, sinon bon gré, mal gré, elles en demandent d’autres. Pour qu’elles puissent servir, et tous les contre-sens seront bons, à expérimenter le fonctionnement de ce difficile désir singulier-commun. Heccéités, événement réel. La déterritorialisation d’hier – le seul oubli, le génocide des exploités et des submergés à ne pas oublier – devient co-intensive avec demain – un nouveau métabolisme (agencement) hommes-nature-techné à même la terre vs la capitalisation technologique: hors des pouvoirs des personnes et des «communautarismes» ethno-nationalitaires. Aujourd’hui autrement. Sans quoi, marxiste, libertaire, révolté, poète et/ou stratège que l’on soit, aucune puissance révolutionnaire ne durera. Le combat entre soi rime toujours avec l’artisanat des combats contre les diktats mondiaux du «contrôle». Et Kommunisten, qui ne pactise absolument pas, fonctionne, soyez-en sûr. Dès lors, les mises en pratique de cette «pédagogie» visionnaire…
Cf. l’essai d’Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes, le court XXème siècle (éd. Complexe, 1999) qui va du déclenchement de la première guerre mondiale à la chute du régime soviétique (1991), sans rien renier de la militance communiste. ↩
Voir, revoir à ce propos Corneille-Brecht ou Rome unique objet de mon ressentiment (2011). ↩
O.E. Mandelstam, Le bruit du temps, L’Âge d’homme, 1972, p. 77. ↩
C’est pourquoi dans le livre dont ce texte est la suite – Un lézard. Le cinéma des Straubs, (P.U.S., 2014) – on avait écrit le nom propre au pluriel, comme on peut le faire en allemand, suivant la suggestion de J-M.S. lui même. ↩
Les traductions de l’italien et de l’allemand servant de sous-titres à Kommunisten sont de Danièle Huillet. ↩
Il est repris dans la brochure qui a accompagné la sortie de Kommunisten dans les salles. ↩
Cf. G. Deleuze-F. Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 318: l’heccéité «est un mode d’individuation qui ne confond pas avec celui d’un objet ou d’un sujet». ↩
K. Marx, Das Kapital, II, Berlin, Dietz Verlag, 1960, p. 247. Cf. l’article de M. Lowy: «Progrès destructif. Marx, Engels et l’écologie» in Capital contre nature (sous la direction de J.-M. Harribey et M. Löwy, Puf, 2003, p.11-22. ↩
K. Marx, L’idéologie allemande, Paris, Editions sociales, p. 68. ↩
M. Lowy, cit. ↩
K. Marx, Das Kapital, III, cit. p. 821, traduction revue et corrigée par M. Lowy, cit. ↩
K. Marx, Das Kapital, I, cit, p. 530. ↩
K. Marx, Œuvres, II, La pléiade, 1968, appendice III, p.1558-1573. ↩
«Ne soyez pas cons, allez voir Othon», écrivait Marguerite Duras, 1969. Pour aujourd’hui. C’est un très bon abrégé du titre du Corneille-film: Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer; ou Peut-être qu’un jour se permettra de choisir à son tour; d’après Othon de Pierre Corneille. ↩
Serge Daney, Ciné-journal, vol. I/ 1981-1982, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p. 130. ↩
Barbara Ulrich, brochure de Kommunisten. ↩
Le 16 septembre 1944 les nazi-fascistes parachèvent la tuerie de Bergiola en incendiant aux lance-flammes cette école et brulant vifs ceux qui s’y étaient réfugiés. ↩
Cette citation et la précédente: «1967-1978: introduction de F.F. in Les chiens du Sinai, suivi du découpage du film Fortini/Cani, d’un entretien avec les Straub, de quatre lettres de F.F. et du beau texte de Jean Narboni «L’énorme présence des morts», Cahiers du Cinéma/albatros, 1979. ↩
On peut l’entendre en lisant les images de L’introduction à la musique d’accompagnement pour une scène de film d’Arnold Schoenberg (1972), le premier volet de la «trilogie hébraïque» qui précède Moïse et Aaron (1974) et dont Fortini/Cani est la conclusion. Un autre détour straubien à faire ou refaire. ↩
Cf. le fragment sur les machines des Grundrisse, qui est à la base des élaborations des camarades du néo–opéraïsme. Notre objection est de part, un élément de débat (conversation), du même côté. ↩
Walter Benjamin, «Sur le concept d’histoire» in Œuvres, III, Gallimard folio, p. 430. ↩
Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989. ↩
Cf . Deleuze-Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 635; et Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit, 1991, p. 91. ↩
G. Leopardi, Chants, Canti, Aubier, traduction de Michel Orcel, 1987: «Il pensiero dominante», p.186-187. ↩
E. Vittorini, Journal en public, traduction de Louise Servicen (modifiée), Gallimard, 1961, p. 233. ↩
Cf. Le film de J-M. S. La madre, 2012. ↩
Cf, W. Benjamin, l’appendice «Trauerspiel et Tragédie» (1916) in Origine du drame baroque allemand, Flammarion, 1985, p. 255-257; et «Sur le concept de l’Histoire» (1940) in Œuvres, III, Gallimard folio, p. 427-443. ↩
G. Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p. 179. ↩
Cf. le plan final d’Humiliés (2003): le film réduit la dernière partie de Le donne di Messina. ↩