di TONI NEGRI. (Elections françaises 1) [Italiano] – Il est étrange que de recommencer à s’intéresser à une campagne électorale – cela ne m’arrivait pas depuis longtemps. Lorsque Benoît Hamon a gagné les primaires socialistes, j’ai senti, avec une certaine surprise, un peu d’air frais. Hamon est arrivé en tête des primaires de la gauche en proposant un revenu de citoyenneté décent et inconditionné. Je le dis tout de suite : il est impossible qu’il puisse provoquer la rupture définitive d’un système pourri. Et sa solitude a par ailleurs été implacablement dénoncée par toute une série d’interventions ennemies aussi bien qu’amies… Les uns et les autres soutiennent en effet : Hamon parle de robots et d’automation, il dit qu’il suffit de se rendre au supermarché pour s’apercevoir de l’extension et de la profondeur de la raréfaction du travail – et qui pourrait le contredire ? Mais de là à affirmer la nécessité de se fixer comme objectif du « gouvernement du travail » non plus le plein emploi mais le revenu universel… Où veut-il donc nous amener ? Ce qu’il raconte, ce ne sont que des belles histoires, des utopies irréalisables, des fables naïves.

Et pourtant, il s’agit bien d’une rupture, profonde et évidente. Mais pour commencer, formulons une première objection : ne s’agit-il pas là de choses que nous savions déjà ? Où est la nouveauté ? En 1972 déjà, Vasilj Leontief, prix Nobel d’économie, avait poliment déclaré : « Avec la prolifération des ordinateurs, le rôle des êtres humains dans le travail diminuera, de la même manière que le rôle des chevaux a diminué après l’introduction du tracteur ». De manière moins sèche, depuis les années 1970, ces mêmes vérités ont été répétées de façon obsessionnelle pour nous faire peur, jusqu’aux banalités réorganisées par Jeremy Rifkin et autres prophètes de notre époque, dans leur récit de tous les malheurs qui nous attendaient à moins que la liberté des commerces nous en sauve. Qu’y a-t-il donc de nouveau dans le programme de Benoît Hamon, qui puisse rompre avec tout cela et rénover le débat ? Il y a le fait que si le revenu universel est effectivement proposé comme mesure défensive (face à la raréfaction croissante du travail), il effectue en même temps deux autres déplacements, qui font de cette « défense » une offensive : quelque chose qui est probablement susceptible de bloquer les politiques néolibérales et d’ouvrir un nouveau cycle productif et de luttes contre le travail. Parce qu’au-delà du caractère défensif de la proposition de revenu, il y a l’analyse du nouveau caractère revêtu désormais par l’exploitation : une qualité extractive, une activité d’extraction de la valeur à partir de l’ensemble des activités de la société (et/ou de la citoyenneté). Le thème welfariste du plein emploi n’est donc plus central, puisque – que l’on ait du travail ou pas – dans la société qui est la nôtre, dans les réseaux de coopération qui enferment aujourd’hui les forces productives dans les rapports de production, chacun est dans tous les cas engagé dans le processus productif. C’est la mise en lumière de cette évidence qui a fait scandale. Il est assez comique d’écouter à la télévision les vieux loups des grandes banques, les catholiques pleins de charité, les syndicalistes enragés, déclarer tous que le problème est celui du respect de la dignité du travail, de son caractère personnel et sacré – comme s’ils voulaient revenir à un Locke originaire et à l’idée que c’est le travail qui crée la liberté. En s’indignant de cette manière, ils dissimulent en réalité des craintes sans doute différentes mais convergeant toutes dans une opposition au revenu universel : la peur, surtout, que le revenu universel ne permette de constituer un terrain unitaire de lutte susceptible de briser la fragmentation de classe et/ou la dissipation de la multitude que les opérations extractives du commandement capitaliste ont déterminées.benoit1

Car le revenu universel – sa revendication aussi bien que son adoption – peut transformer la coopération sociale et productive en un véritable contrepouvoir, alors que le capital la domine aujourd’hui à travers son éparpillement en un ensemble de hiérarchies et de différences. Par ailleurs, le revenu universel permet, sollicite et constitue un front commun non seulement de travailleurs mais aussi de tous les nouveaux sujets discriminés par la race et par le genre – qui constituent aujourd’hui les lignes fondamentales sur lesquelles se réalise au contraire la division du travail vivant coopérant. Une telle recomposition est nécessaire pour obtenir la faillite des politiques néolibérales, c’est-à-dire la réouverture du pacte constitutionnel, c’est-à-dire aussi bien la discussion de la constitution matérielle que celle des rapports de force de classe qui sont aujourd’hui consolidés constitutionnellement.

Nous disions cependant, qu’il existe un deuxième élément qui contribue à l’effet de surprise et de nouveauté de la proposition de Hamon. Dans un milieu intellectuel réactif comme Paris – une métropole de l’intellectualité de masse -, le caractère défensif de la proposition du revenu universel et la dislocation politique qu’elle peut produire, trouvent une adhésion bien plus large. Celle-ci repose sur la prise de conscience de ce que les éléments de connexion et d’expression du commun qu’une gouvernementalité du revenu universel pourrait activer, exprime de fait la nouvelle réalité de la force de travail : une nature cognitive, profondément coopérative, une capacité d’hégémonie au sein du travail vivant exploité. C’est à ce niveau que s’ouvre un passage décisif dans la lutte contre le capital financier, c’est-à-dire à la fois contre l’acteur de l’exploitation extractive et contre la force d’unification de toute politique capitaliste actuelle.

De ces lignes stratégiques surgissent aussi bien des passages tactiques – ce que l’on voit précisément dans les élections présidentielles françaises, où ils sont apparus de manière soudaine et inopinée. J’ai l’impression d’assister à un de ces épisodes décrits par Marx lorsqu’il raconte les luttes de classe en France et les options déployées par la bourgeoisie pour les anéantir. Face à la proposition républicaine de Hamon – progressiste, puisqu’elle définit un terrain de lutte des classes qui pourrait être productif – s’opposent, dans le camp capitaliste, des forces bien distinctes. D’une droite conservatrice, corrompue et hypocrite, à un « centre » directement capitaliste-entrepreneurial-financier – Fillon d’un côté et Macron de l’autre. Voici les forces qui s’opposent essentiellement à la recomposition d’un front de classe que le revenu universel peut permettre. La droite veut le faire en reproposant un vieux modèle de welfare, tout en étant bien consciente que celui-ci sera rongé petit à petit par des exigences d’investissement capitaliste direct, et et qu’elle sera bien disposée à favoriser une telle inversion du projet ; Macron veut au contraire rénover un très dur welfare capitaliste, en reconnaissant la transformation de la structure de classe et en réarticulant dès lors le Welfare au niveau de l’hégémonie du travail cognitif. C’est donc sur ce terrain que, suivant en cela les indications de Marx, il s’agit de lutter. Le problème de la nouvelle composition de classe est de reconnaître, en tant qu’enjeu fondamental, la question de la consistance – défensive et/ou offensive – d’un sujet, d’un ensemble et/ou d’un complexe, bref d’une alliance de classe contre la nouvelle désagrégation que les forces capitalistes plus attentives voudraient au contraire déterminer – tous ces Rothschild français qui sont pour Macron ce que Goldman Sachs était pour Hilary Clinton.

Et puis il y a l’autre problème : celui de la droite fasciste. Le rappel à l’antifascisme militant commence à se faire sentir (et se fera sentir plus fort encore au deuxième tour des élections présidentielles) comme thème unificateur. Ce thème unificateur est normalement toujours aussi régressif dans la composition des fronts politiques de classe. L’effort qu’il s’agit aujourd’hui de faire est de coordonner l’élément de recomposition (qui se trouve dans l’affirmation même du revenu universel) avec le deuxième élément, politique, qui permet de reconnaître et de développer les nouveaux besoins exprimés par l’intellectualité de masse en les amenant à une programmation politique adéquate.

Personne ne peut aujourd’hui prévoir ce qui se passera en France dans les prochains mois. Mais les résultats des élections sont désormais tellement fous qu’il faut accorder à Hamon et à son programme une ample marge d’espoir. Il est évident que le danger le plu grand est celui de la victoire de Marine Le Pen. Il ne faut cependant pas sousestimer l’encombrante opération menée par Macron, et qui est probablement capable de conditionner très lourdement le développement de la lutte de classe et les résistances de la force de travail cognitive dans les prochaines décennies. Le Pen est la répression ; Macron est un projet capitaliste – la lutte de classe menée par les patrons. An fond, et sans se laisser aller au délire, on aurait pu aussi bien penser que Macron lui-même présenterait le revenu universel dans son programme. Grillo et le « mouvement 5-Stelle » ne l’ont-ils pas fait en Italie ? D’un point de vue strictement capitaliste, il s’agit de la simple reconnaissance de la nouvelle composition technique (cognitive, coopérative) du prolétariat productif. Mais la question devient décisive quand, autour du revenu universel, la classe se recompose. Le revenu universel décent et inconditionné ne représente donc pas seulement un objectif : il est aussi et surtout une arme, pour redonner vie à une force communiste. La formulation qu’Hamon a donné à sa proposition semble orientée en ce sens. Et il est impressionnant qu’elle vienne d’un socialiste, parce qu’une telle proposition est une tentative pour refonder la politique au-delà du travail, contre le travail. C’est-à-dire pour dépasser ce qui constituait pourtant l’ontologie même du socialisme depuis plus d’un siècle.

 

Toni Negri

07/02/2017

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