de PATRICE MANIGLIER. Appeler à voter Emmanuel Macron contre Marine Le Pen – telle est donc l’urgence du moment, la seule chose dont il vaudrait de parler. Alors soit, appelons à voter contre Marine Le Pen, donc pour son adversaire. Mais posons-nous la question qui nécessairement vient avec ce geste : est-ce ainsi qu’on lutte contre le Front National ? La réponse paraît évidente : lutter contre un parti c’est avant tout l’empêcher d’accéder au pouvoir dans ce moment ultime de décision qu’est le vote. C’est là, justement, ce qui n’a rien d’évident. Quelques remarques sur ce point.
D’abord, il est à la fois déplaisant et comique d’entendre ceux qui ont fait le plus pour installer le Front National aux portes du pouvoir culpabiliser bruyamment ceux qui vont à reculons vers ce vote. Je pense d’abord à tous ces irresponsables politiques qui ont légitimé les thèmes xénophobes voire racistes de ce parti en lui empruntant sa rhétorique et souvent même des mesures précises. Les travaux de Nonna Mayer ont montré que tous les pays où des responsables politiques ont cru qu’il était malin de récupérer les propositions de la droite nationaliste pour neutraliser sa proposition politique sont en fait ceux où ces formations politiques se sont le mieux imposé, jusqu’à arriver au pouvoir (voir par exemple Les Faux-semblants du Front National, 2015). Et puisqu’il s’agit de culpabilisation, donnons des noms : M. Hollande d’abord (sa proposition de déchéance de la nationalité n’étant que la plus obscène de ses reprises au discours frontiste), M. Valls, M. Sarkozy, M. Chirac, et en vérité tous les dirigeants qui se sont succédé après Lionel Jospin, et peut-être même avant (la question des sans-papiers étant ici décisive). Il ne manque pas d’individus à qui adresser ses remontrances.
Mais je pense aussi à tous ceux (ce sont d’ailleurs pour une part forcément les mêmes) qui ont perverti les beaux mots de mondialisme et d’Europe en les rendant synonymes d’alignement sur le forçage des politiques néolibérales localement et globalement et qui n’ont réagi à aucune des alertes qui ont été lancées depuis tant d’années (le Traité constitutionnel européen, la crise de 2008, la catastrophe grecque, etc.). Cela élargit encore le champ des suspects.
Je pense enfin à tous ceux qui se sont abstenus de lutter, par tous les moyens qu’ils auraient jugé appropriés à leur degré de compétence et d’énergie, contre ces politiques et qui réservent leur indignation au fait de glisser une enveloppe dans une urne. Six parlementaires exactement ont voté contre l’état d’urgence. Combien de citoyens furent dans la rue pour protester contre la réforme néolibérale du Code du Travail du printemps dernier ? Combien s’engagent au quotidien pour faire connaître le traitement inhumain que l’Etat français réserve aux réfugiés ? Et cetera – car ce ne sont pas les combats qui manquent pour lutter contre l’hégémonie du Front National. Lutter contre une organisation politique ce n’est jamais simplement voter, c’est aussi contrer par toutes sortes d’actions les forces qui la promeuvent.
Mais ce n’est pas tout. On a raison de chercher des coupables, car nous ne pouvons plus faire les innocents face à cette situation, puisque ce n’est pas la première fois que nous nous y retrouvons. Et nous avons pu voir dans le passé ce qu’a signifié le « front républicain ». Un front républicain est traditionnellement une politique d’alliances contre les forces non-républicaines. Or il n’y a jamais eu aucune alliance, aucune négociation, ni même aucune responsabilité morale postérieure à l’élection. Nous avons vu ce que M. Chirac a fait après 2002 : installer M. Sarkozy à l’Intérieur et mener une politique non seulement sans égards pour nos voix, mais qui jetait de l’huile sur le feu. Nous voyons aussi ce que les élus « Républicains » (qui ont pris ce nom pour le souiller) font de leur mandat dans les régions qu’ils ont gagnées. Il y eut de vrais fronts républicains dans l’histoire, impliquant parfois même la lutte armée (je pense à l’Espagne). Ils n’ont jamais consisté à s’aligner par intimidation sur celui qui a 2% de plus que ses concurrents, mais à inventer ensemble des politiques qui éloignent la menace fasciste. Notez par ailleurs qu’il y eut aussi dans l’histoire des alliances de second tour : elles ont toujours impliqué des négociations. Or l’hypothèque Front National permet précisément de ne rien négocier. C’est l’inverse exact de la notion de front républicain.
Dernière remarque : appeler à voter contre Marine Le Pen comme une évidence qui ne souffrirait aucune réflexion, interdire littéralement qu’on puisse raisonner cette question, c’est-à-dire la poser, envisager l’éventualité contraire, apporter des arguments, convaincre les gens qui en douteraient, montrer que c’est effectivement la bonne chose à faire, cela revient à continuer la politique qui combine, avec les succès que l’on constate, l’intimidation morale au moment des élections et la validation idéologique des thèmes frontistes une fois au pouvoir. Les belles âmes qui se scandalisent que Jean-Luc Mélenchon déclare attendre la consultation électronique de ses adhérents avant de se prononcer oublient d’abord qu’il avait annoncé que, quel que soit le résultat, il ne souhaitait pas se livrer au rituel de l’appel d’entre les deux tours (auquel il avait sacrifié immédiatement en faveur de M. Hollande il y a cinq ans), mais consulter son mouvement. Il ne fait que ce qu’il dit. Exiger que, face à la gravité de la situation, il revienne sur sa parole, c’est une fois de plus faire comme si nous étions face à l’impensable. Or le vote Front National est, hélas, parfaitement pensable et d’ailleurs tout le monde y pense, souvent dans l’espoir que cela leur permettra de se faire élire sans coup férir au deuxième tour.
Les belles âmes oublient aussi que reléguer ce vote dans l’impensable, c’est la meilleure manière de le laisser prospérer dans la serre chaude de tout ce qu’on fait semblant de ne pas voir. Il faut regarder au contraire ce vote en face, et lui apporter des réponses positives dans la mesure où cela est possible. Cela ne veut pas dire que le Front National pose des bonnes questions, mais au contraire qu’il ne pose pas la bonne question (celle de la construction d’une force transnationale capable de lutter contre le néolibéralisme au niveau mondial). Il faut donc faire l’inverse de ce qu’ont fait les gouvernants jusqu’à présent : d’un côté montrer qu’il est possible de faire autre chose que de s’aligner sur l’ordre néolibéral et, de l’autre, refuser de céder d’un seul pouce aux métonymies racistes sur lesquelles prospèrent ce vote.
Reste qu’il serait malheureux que les adhérents de la France Insoumise ne prennent pas le parti clair de faire élire Emmanuel Macron. Malheureux aussi que leur leader ne se prononce pas personnellement pour ce choix au terme de cette consultation. On peut comprendre le raisonnement stratégique qu’il y a derrière sa réticence : montrer à tous ceux qui auraient préféré n’avoir ni Le Pen, ni Macron, qu’il existe une force en construction en dehors de cette alternative et de l’espace où elle s’impose (qui inclut le phénomène des « consignes de vote », caractéristique d’une politique sans doute dépassée) – et l’on peut penser en particulier aux jeunes légitimement révoltés par cette situation et à tous ceux pour qui ces questions ont bien des conséquences bien plus réelles que l’image qu’ils veulent donner de leur moralité personnelle.
Mais M. Mélenchon se présente à des élections. Cela veut dire qu’il considère que le vote peut être un instrument dans la construction d’un rapport de forces. Malgré toutes les confusions soigneusement entretenues sur la question du sens du vote, il faut dire et redire qu’il n’est pas de représenter nos opinions, mais d’arbitrer dans un ensemble fini de candidats à l’exercice d’un pouvoir précis (et en l’occurrence exorbitant) afin de choisir l’option qui est la plus favorable au projet politique qui est le nôtre par ailleurs. Une des plus belles choses qu’il ait dites durant sa belle campagne est qu’il ne voulait pas qu’on lui délègue la responsabilité de l’action politique : « Faites votre boulot de votre côté, a-t-il lancé, et je ferai le mien à la position où vous m’aurez mise ! »
Or, il ne fait aucun doute qu’avec Marine Le Pen présidente nous aurions beaucoup plus de mal encore à faire ce boulot. Par exemple, la persécution policière sur les militants sera encore plus dure, le sort fait aux étrangers sans qui nous ne pouvons pas vivre sera encore plus révoltant, etc. Compter sur les autres pour que cela n’arrive pas n’est pas seulement intellectuellement faible, c’est aussi politiquement dangereux. Car non seulement le pire n’est pas impossible, mais en plus cela mettra M. Mélenchon en position de devoir subir le même sort si d’aventure il se trouve lui-même dans un ballotage similaire à l’avenir. Certes, ceux qui n’ont cessé de renvoyer dos à dos Le Pen et Mélenchon durant toute cette campagne font sans états d’âme le lit de conclusions de ce genre. Mais il n’en est que plus urgent de les démentir. Il faut donc ici faire confiance à l’intelligence des gens, comprendre leur dégoût et appeler à voter quand même pour Emmanuel Macron avec un argumentaire clair et de longue portée.
Au terme de ces remarques, il apparaît donc que voter contre les candidats du Front National à toutes les élections n’est pas la première chose qu’on puisse exiger d’une personne résolument hostile aux orientations politiques que ce Parti impose progressivement : c’est la dernière chose à faire, celle qu’on doit faire quand on n’a plus le choix. C’est une affaire de priorité. Ceux qui se trompent sur l’ordre des priorités et se satisfont bruyamment de leur exploit dans l’isoloir sont précisément ceux qui sont responsables de cette situation. Nous ne les félicitons pas. Nous espérons vaguement qu’ils feront face aux responsabilités que cela implique et que nous les retrouverons dans tous les combats qu’il nous faudra mener pour lutter efficacement, et dans la durée, contre l’hégémonie du Front National. Mais nous savons que cet espoir est mince et que, pour l’essentiel, nous devrons compter sans eux. Espérons du moins que l’heure venue ils sauront faire eux aussi un usage cohérent de cette maigre part de souveraineté à laquelle ils se résignent, leur bulletin de vote. Nous prenons rendez-vous.