ANTONIO NEGRI *
1. La question que j’aimerais me poser aujourd’hui est simple: comment est-ce que j’ai tenté de lire, dans mon travail, Marx avec et après Foucault? J’aimerais tenter d’analyser rapidement cette expérience. Il s’est agi de fixer des axes de lecture marxiens qui s’organisent autour d’un dispositif de subjectivation emprunté à Foucault, et dont j’essaierai de montrer qu’il est à la fois susceptible d’être appliqué à notre propre actualité et qu’il engage une ontologie. Si, à l’inverse, lire Marx signifie avoir une volonté radicale de transformation de l’être historique, la subjectivation foucaldienne doit, me semble-t-il, être confrontée à cette détermination.
A. J’ai donc pensé que, sur la base des intuitions et des conclusions foucaldiennes, le ton et le style fortement historicisés de l’économie politique marxienne devaient être très clairement articulés à l’analyse matérialiste. Il ne s’agissait pas seulement de lire ensemble les textes historiques de Marx et ses autres travaux (en particulier ceux qui concernent la critique de l’économie politique), mais d’approfondir et de développer de manière généalogique son analyse des concepts, c’est-à-dire l’ouverture de ces mêmes concepts à notre propre présent. L’approche foucaldienne m’a permis non seulement de saisir la subjectivation, mais d’insister sur la subjectivation de la lutte des classes entendue comme agent du processus historique. Il est évident que l’analyse d’une telle subjectivation doit être en permanence renouvelée et confrontée aux déterminations et aux transformations que les concepts subissent dans le processus historique. Et tout cela, dans le cadre de la pensée foucaldienne, en dehors de toute dialectique, ou de toute téléologie – en assumant au contraire la subjectivation historique comme un dispositif qui n’est ni causal, ni créatif, mais qui est dans tous les cas déterminant. A la manière de Machiavel : un matérialisme historique pour nous.
Deux exemples de cela, parmi tant d’autres.
– Quand Marx définit, dans le Capital, le passage de l’extraction de la survaleur absolue à celle de la survaleur relative, et qu’il lie ce passage aux luttes ouvrières pour la réduction de la journée de travail – là, précisément, la subjectivation de classe et l’intensité des luttes deviennent essentielles dans le passage lui-même. Elle définit en effet d’une part la transformation ontologique de la structure de la valorisation capitaliste, et de l’autre la transformation – j’entends par cela : l’innovation – du rapport entre composition technique et composition politique de la subjectivité ouvrière. En somme: c’est la lutte qui rend possible l’événement et la transformation ontologique elle-même.
– Deuxième exemple. Quand Marx passe de l’analyse de la «subsomption formelle» à celle de la «subsomption réelle» du travail sous le capital, il s’agit surtout d’une hypothèse sur le développement historique du mode de production capitaliste. Marx tire de la description de ce passage (qui touche le processus de production de la survaleur et sa transformation en profit) différentes figures possibles de l’extraction de survaleur. Sur cette base, historiquement fondée, il introduit l’analyse de la reconfiguration continue des catégories de l’exploitation au cours de différentes époques du développement capitaliste. C’est dans ce contexte, par exemple, que le concept de classe ouvrière peut être soumis à la critique – parce qu’il se transforme et se consolide selon des figures différentes dans le passage de la «manufacture» à la «grande industrie» – et aujourd’hui dans le passage du capitalisme industriel dans sa version fordiste – plus ou moins socialisée – au capitalisme financier. Le concept de «multitude» peut ici représenter, me semble-t-il, un instrument efficace pour décrire les déterminations actuelles du «travail vivant» au sens «cognitif», singulier, pluriel et coopératif. C’est-à-dire précisément non pas à éliminer le concept de classe ouvrière mais à contribuer à sa redéfinition.
B. Dans une perspective théorique de type foucaldien, il a été également possible de considérer le concept marxien de capital – si on le prend dans son développement historique, depuis la manufacture jusqu’à la grande industrie, de la figure du capital social à celle du capital financier – en lien étroit avec le concept de pouvoir tel que Foucault le définit, c’est-à-dire comme le produit d’un rapport de force, comme une action sur l’action d’un autre, comme l’effet d’une lutte de classe possédant une incidence ontologique. Les nouvelles caractéristiques de la subjectivation prolétaire – résistante ou active comme force productrice (singularisée et cognitive) permettent de replacer la lutte de classe– entendue comme le moteur de ce développement capitaliste, et de son éventuelle crise finale – au centre du développement capitaliste. Et cessons, à chaque fois que quelqu’un parle d’une éventuelle fin du capitalisme, de l’accuser de téléologie historiciste… Ce sont, au contraire, ces analogies entre Marx et Foucault qui permettent de relancer ou de renouveler le sens de la «lutte des classes» comme Begriff des Politischen.
C. Dans ce contexte, on a pu – et c’est le troisième point que je voudrais signaler – avancer dans l’analyse de la «composition technique» de la force de travail en insistant sur le rapport que la subjectivation antagoniste oppose au commandement capitaliste. Dans une perspective foucaldienne, à partir de l’analyse des «techniques de soi», on peut en effet approfondir l’analyse de l’efficacité du travail vivant, quand ce travail vivant se réapproprie des portions de «capital fixe». Cela signifie que la force de travail non seulement subit l’assujettissement du mode de production capitaliste mais que, en se subjectivant, au niveau du capital cognitif, elle réagit en constituant de nouvelles figures du travail vivant. Celles-ci, parce qu’elle s’approprient de fractions du capital fixe, développent une productivité supérieure. Autour de ce thème, il est aujourd’hui possible de saisir l’excédence caractéristique du travail vivant cognitif et d’approfondir l’analyse de sa productivité biopolitique. Cette figure de capital, et celle de pouvoir, qui sont toujours interactives dans le rapport de force qui les constitue, sont tout aussi interactives dans le rapport qui préside aux processus de subjectivation. Nous devons peut-être reprendre ici la pensée de Simondon, non pas tant en l’utilisant et en la développant en termes d’intersubjectivité et de trans-individuation, qu’en termes – plus deleuziens ou guattariens, de transformation machinique des corporéités et de la subjectivité. Dans cette perspective machinique, s’il manque parfois chez Deleuze l’élément antagoniste de la subjectivation, ce dernier peut bien être en réalité réintroduit en insistant sur les intuitions de Foucault. De la même manière que la lutte des classes traverse la composition organique du capital, il y a – et cela devra être reconnu comme étant de plus en plus central – un élément machinique, qui est déterminé par la lutte des classes, et qui appartient à la composition technique de la force de travail antagoniste. Après Foucault, ce développement du discours marxien devient possible. Dans le rapport de classe, tel qu’on peut l’étudier dans le sillage de la pensée de Foucault, la dimension ontologique n’est pas un fond mais une machine productive. L’agir commun, l’hégémonie productive du commun dérivent noin seulement de la transformation du travail en machine cognitive, mais surtout de la transformation anthropologique qui la sous-tend, des comportements dont elle se nourrit, de la nouvelle puissance technologique. Si elles s’enracinent dans l’Antiquité, les technologies de soi débordent largement ce cadre et donnent lieu à une nouvelle anthropologie qui n’a plus aucune caractéristique naturelle, identitaire, et qui redéfinit l’homme après la «mort de l’homme». La recherche foucaldienne avait commencé avec l’analyse de «l’accumulation des hommes», qui se donnait en même temps que l’accumulation originaire du capital; à présent, avec la composition technique du travail, il s’agit d’approfondir la transformation des corps productifs, des modes de vie; et il s’agit d’affirmer de manière définitive que les «modes de vie» sont devenus des «modes de production».
D. Enfin – quatrième point, et je le dis ici de manière très schématique: si on pose le rapport Foucault/Marx à partir de la théorie foucaldienne de la subjectivation, le communisme ne pourra qu’être considéré comme le procès qui compose ensemble la production du commun et la subjectivation démocratique, c’est-à-dire la singularisation de la multitude. C’est là que l’ontologie productive retrouve le concept de commun.
2. À présent que j’ai dit en quoi Foucault m’a été utile pour lire Marx, j’aimerais cependant revenir en arrière et reprendre l’analyse d’un point de vue moins subjectif, pour donner des bases plus patentes à ce type de lecture qui a été le mien.
Si l’on parcourt le siècle qui va de Marx à Foucault, et que l’on analyse la diversité des formes d’exploitation, de luttes et de modes de vie, nous repérons en réalité un certain nombre de différences. Il s’agit de différences, probablement grossières, sans doute limitées, mais qui se placent malgré tout au centre de l’analyse du lexique politique aussi bien de Marx que de Foucault. Elles donnent l’impression d’une distance très grande. J’essaierai plus avant de voir si ces différences peuvent malgré tout être replacées dans une perspective commune – ce qui est évidemment mon hypothèse. Mais pour l’instant, arrêtons-nous à ces différences.
Première différence. Chez Marx, l’unité du commandement se maintient dans la figure du pouvoir souverain. Le gouvernement est unifié dans la volonté du capital. Chez Foucault, l’unité du pouvoir est au contraire dissoute, et c’est dans la «gouvernementalité» que s’articulent de manière plurielle des productions de pouvoir différentes et diffuses.
Seconde différence. Chez Marx, la domination est celle du capital, les dynamiques historiques du développement social se suivent selon le rythme des différentes «subsomptions» selon une perspective univoque de capitalisation, voire même d’«étatisation du social». Chez Foucault, le biopouvoir se décentre, sa diffusion se produit par germinations différentes, et les articulations du pouvoir se singularisent. On est en présence d’une «socialisation du politique».
Troisième différence. Chez Marx, le communisme s’organise à travers la dictature du prolétariat, qui, seule, peut construire la transition de la société capitaliste à une société sans classes. Chez Foucault, le régime politique de la libération s’organise à travers la subjectivation, comme liberté qui se singularise dans la production, et qui affirme sa capacité illimitée à construire du bonheur commun.
Le problème est de comprendre si ces différences évidentes peuvent être corrigées, ou réconciliées. Les divisions conceptuelles (qui se donnent pourtant sur la base d’une même ligne ontologique) peuvent-elles être effacées? Elles peuvent certainement être rendues moins importantes qu’elles n’apparaissent au premier abord.
Per exemple, concernant la première différence: chez Marx, la conception organique de l’Etat et du commandement est fortement atténuée, au niveau politique, par l’analyse historique du comportement des classes sociales, par le dispositif interprétatif de la «guerre de classe» et de ses effets transitoires et multiples; mais également par les hypothèses (et par les critiques) «communardes» développées dans ses différents écrits historiques. C’est dans tous les cas essentiellement sur le terrain de la critique de l’économie politique que cette conception est profondément modifiée – quand, de l’analyse des processus productifs et reproductifs (dans des figures fortement centralisées et abstraites), Marx passe à l’analyse de la circulation sociale des marchandises, et que, des processus de production, il remonte à la formation de la valeur; puis, qu’il redescend vers l’analyse du salaire, et par conséquent à la description des classes sociales et des modes de vie. La multiplication et la diffusion des mécanismes de pouvoir esquissent alors des espaces réellement très vastes – quand la société devient l’usine, les dispositifs de pouvoir essaiment, se diversifient, et, à partir de ces différences, se mettent littéralement à pulser.
Passons à la seconde différence. Parallèlement à cette «capitalisation», c’est-à-dire à l’étatisation de la société (qui se présente de manière extrêmement violente dans l’accumulation originaire), il y a également chez Marx une certaine «gouvernementalisation» ou «socialisation de l’Etat» qui apparaît de manière évidente dans le processus de transformation du mode de production capitaliste – de la «subsomption formelle» à la «subsomption réelle». Je pense ici aux analyses de Roberto Nigro, qui a insisté essentiellement sur ces analogies de la subsomption chez Marx et Foucault; ou à celles de Pierre Macherey, qui a cherché à saisir à travers l’analyse des transformations de la société cette mutation spécifique qui transforme le «sujet produit» en «sujet productif», et qui est chez Foucault au cœur du problème de la subjectivation.
Troisième différence à présent – le communisme marxien, la dictature du prolétariat – et son renversement ontologique dans les différentes formulations de la subjectivation foucaldienne. Là encore, on peut peut-être tenter d’établir une certaine convergence, si on pense par exemple aux pages que Marx consacre dans les Grundrisse au communisme, au General Intellect et à «l’individu social». La ressemblance est particulièrement évidente si on confronte ce texte aux cours de Foucault à partir de 1978: peut-être est-ce le fruit chez Foucault de discussions menées avec des amis, collègues ou collaborateurs; c’est sans doute aussi l’enregistrement visible de toute une historiographie de dérivation marxiste – je pense particulièrement au travail d’E. P. Thompson.
Cependant, et pour conclure sur ce point, si certaines ressemblances rapprochent nos deux auteurs autour d’un certain nombre de thématiques centrales pour la pensée moderne (l’Etat, la société, le sujet), elles ne nous permettent malgré tout que de les placer à l’intérieur d’une paradoxale dissolution de la modernité, et non du côté du développement d’une nouvelle ontologie… Pourtant, il faut remarquer aussi qu’en commentant les différences et les ressemblances de Marx et de Foucault, nous nous sommes référés à ce Foucault spécifique qui arrive jusqu’au tournant biopolitique des cours de 1977-1978 et 1978-1979. Les analogies que j’ai essayé de pointer demeurent encore très confuses. Les concepts sont traités de manière encore ambiguë. Il suffit de penser que chez Marx, pour le premier et le second exemple, toute accentuation discursive n’est jamais donnée en termes de singularisation mais dans une extrême «abstraction». Et que c’est exactement l’inverse qui se produit pour Foucault.
3. Je pense que si l’on reprend Foucault à partir de 1977-1978, et qu’on lit en parallèle aux cours les analyses foucaldiennes de la toute fin, on peut en réalité le lire non seulement comme philosophe mais comme militant (les cours au Collège de France ont en réalité cette tonalité bien particulière qui permet aussi cette autre lecture). Et que sur la base de ces textes, on peut définir quelque chose qui va bien au-delà du simple problème – somme toute assez superficiel – des différences et des éventuelles ressemblances entre Marx et Foucault: quelque chose qui permet bien plutôt de définir pour l’un comme pour l’autre une sorte d’enracinement commun – l’enracinement d’une ontologie du présent.
Dans les années qui m’intéressent, Foucault avance sur l’articulation entre éthique et politique et définit un «rapport à soi» qui est, au rebours de toute opération individualisante ou de toute reprise du sujet cartésien -, une constitution collective du sujet et son enracinement dans le procès historique. Il en émerge à la fois une destitution du sujet en tant que tel, et un travail serré sur la ou les figures que peut, ou peuvent, prendre le ou les «Nous» en tant que sujets collectifs, et du rapport entre Je et Nous, à la fois comme devenir et comme multiplicité. Le Nous est une multitude, et le Je y est toujours défini dans le rapport qui joue par rapport aux autres. Si l’on analyse le souci de soi, sur lequel Foucault s’attarde si longuement, on s’aperçoit parfaitement bien, par exemple, que ce souci n’est réductible ni à une pratique individuelle, ni à ce que Judith Revel décrit dans un texte récent comme – je cite – «une réponse individuelle face à un pouvoir qui tend lui-même à construire et à modeler, selon ses propres nécessités, l’individu. Pour le dire de manière brutale et schématique, le soi grec n’est pas le Je cartésien, et n’est pas non plus a fortiori l’individu construit par le libéralisme politique et économique dont Foucault décrit la Naissance en 1978-1979».
L’éthique se propose précisément à l’entrecroisement de l’être et du faire. Le décentrement du soi par le biais des pratiques ouvre à un processus de subjectivation qui est, dès lors, entièrement politique. C’est ici que les cyniques triomphent et que la parrèsia apparaît pour ce qu’elle est aussi: non seulement une volonté (de dire-vrai) mais comme un terrain de vérité. Mais pour affirmer cela, il faut insister non seulement sur le couple pouvoir/résistance, et sur la dissymétrie entre les deux termes alors même que l’un et l’autre se donnent toujours ensemble, mais surtout sur le caractère ontologique de cette différence. Cette dimension ontologique apparaît dans l’intransitivité de la liberté, élément inconditionné même quand il est pris dans une ou plusieurs relations de pouvoir. C’est exactement ce qui se passe avec le travail vivant, puissance intransitive dans le rapport de capital.
La vérité est construite sur un terrain poiétique qui produit de l’être nouveau. Les luttes de libération, par exemple, développent précisément une telle pratique intransitive de la liberté, d’une liberté qui créée la vérité. Dans le débat avec Noam Chomsky, quand on en vient à parler du désir de vérité du prolétariat, Foucault répond: «Je vous répondrai dans les termes de Spinoza. Je vous dirai que le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu’il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante, il considère que cette guerre est juste».
Enfin, il est clair que le développement de tels processus de subjectivation conduit à la reformulation continue de la grammaire (et des pratiques) du pouvoir. Si l’archéologie reconnaît la différence qui existe entre un passé et notre présent, et si la généalogie expérimente la différence possible entre demain et notre propre actualité, tout cela n’est possible que parce que Foucault développe en réalité une enquête qui prend la forme d’une «ontologie de nous-mêmes». C’est à travers cette ontologie de nous mêmes plantée dans le présent que nous avons la possibilité – mieux: la nécessité – de mettre en crise les catégories de la modernité. On pourrait ici donner de nombreux exemples, mais il me semble que ceux qui sont les plus clairs et les plus centraux concernent tous la nouvelle qualité du «travail vivant», les nouvelles dimensions de sa capacité productive; ou encore, et c’est là un second élément qui est lié au premier, l’épuisement des catégories de publique et de privé, et l’émergence d’un terrain qui est celui du «commun», et qui est précisément déterminé par la ré-articulation du «Je» et du «Nous», la production du «Je» dans le travail du «Nous».
Ce qui est important dans cette séquence de l’histoire de l’éthique et de l’action politique, c’est de constituer la projection, ou plus exactement encore le dispositif d’une ontologie ouverte, d’une véritable production d’être nouveau. Il est sans doute étrange de se dire que cette analyse foucaldienne a vu le jour à un moment où les derniers échos de l’existentialisme sartrien s’imposaient encore du côté de la gauche révolutionnaire. Mais contre Sartre, il y a chez Foucault l’idée qu’il n’y a pas de liberté du sujet, ou de nécessité du fait, mais une détermination nécessaire du contexte ontologique et pourtant son ouverture: la liberté de l’agit et du faire éthiques.
4. Dans la postmodernité, après Heidegger, l’ontologie ne se définit plus comme le fondement du sujet mais comme un agencement linguistique, pratique et coopératif, comme un tissu de praxis. C’est une ontologie de l’être présent qui a brisé la continuité de la philosophie transcendantale telle qu’elle s’était fixée depuis Kant. Cette nouvelle ontologie se «décroche» littéralement de l’ontologie moderne et de sa racine cartésienne, de la centralité du sujet, et se construit sur une nouvelle matérialité des modes de vie. L’écran épistémologique, qui était jusqu’alors considéré comme nécessaire pour accéder à la réalité, s’écroule. C’est Heidegger qui s’avance sur ce terrain. Mais c’est aussi Heidegger qui va paradoxalement le rendre impraticable, parce que le travail technique qui désormais constitue le monde se heurte avec l’œuvre elle-même. Comme le dit très clairement Heidegger – je cite -: «La menace qui pèse sur l’homme ne vient plus en premier lieu des machines et des appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La véritable menace a déjà frappé l’homme dans son être. Le règne du Gestell menace l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusée la possibilité de retourner à un dévoilement plus original, et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale». Chez Heidegger, où l’être n’est pas productif, la technique noie donc la production dans un destin inhumain et introduit dans la genèse de la nouvelle ontologie la marque d’une perversion. La technique nous restitue un monde dévasté, a waste land: ici, de manière inévitable, réapparaissent alors les fantômes du sujet – fort bien représentés dans l’existentialisme heideggérien.
Entre Nietzsche et Foucault, je crois que quelque chose comme un autre parcours se définit contre celui-là. En opposition à Heidegger, dans la nouvelle ontologie, il y a une bifurcation décisive qui ouvre à une sorte de «pulsation» commune de la vie. La production de l’être ne se donne ni dans la profondeur, ni dans le transcendantal, mais elle s’organise dans la présence, dans l’actualité, dans le souci de la vie. Je parle de «pulsation, mais qu’il n’y ait pas d’ambiguïté: rien de vitaliste ici, nous sommes dans la vie sociale et politique, pas dans la vie naturalisée, ou biologisée. La vie est toujours déjà sociale et politique.
Chez Foucault, cette émergence d’une nouvelle ontologie du présent est, me semble-t-il, remarquable – et le fait est que nous y sommes tous plongés. Un être commun : où la dépendance réciproque et multilatérale des singularités construit le seul terrain sur lequel il est possible de questionner la réalité et de chercher la vérité. Comme l’a remarquablement montré Pierre Macherey, les livres de Foucault, dès les premières années, se placent- je le cite – «au début de la période des grandes querelles qui ont marqué un complet renouvellement des manières de penser et d’écrire héritées de l’immédiat après-guerre – avec la remise en cause simultanée du réalisme narratif, des philosophies du sujet, des représentations continuistes du progrès historique de la rationalité dialectique».
Se libérer de cette culture signifie se débarrasser du sujet souverain et di concept de conscience – et avec eux, de toute téléologie de l’histoire. Cela signifie concevoir l’ontologie comme tissu et comme produit de la praxis collective. Au milieu des années 1970, quand je lisais ce que Foucault écrivait alors, j’avais l’impression d’une impasse et je me demandais si cette impasse ne devait pas être surmontée – au-delà du culte structuraliste de l’objet et de la fascination spiritualiste pour le sujet -, par une poussée de la subjectivation, vers une construction ontologique de l’a-venir. C’est exactement ce qui a commencé à être le cas, je crois, à partir de la fin des années 1970.
Chez Marx, nous sommes face à une forme d’enracinement ontologique similaire. Un enracinement dans et de la présence historique, et sa reconstruction continue. Il n’y a aucune métaphysique du sujet. Le tissu ontologique est exactement le même que celui que j’appelais il y a un instant «le tissu de la nouvelle ontologie». Prendre au sérieux cette immédiateté ontologique ne signifie absolument pas ne pas tenir compte de la diversité des époques historiques, et par conséquent aussi des «modes de vie» dans l’histoire – modes de vie auxquels la réflexion de Foucault comme, avant lui, celle de Marx, a consacré une grande partie de son travail. Il s’agit simplement d’être capable de les confronter sur une base homogène.
Il s’agit donc de procéder à partir des quatre points que j’avais tenté de définir au début de cette intervention, et que je rappelle ici: l’historicisation radicale de la critique de l’économie politique; la reconnaissance de la lutte des classes comme moteur du développement capitaliste; la subjectivation de la force de travail et du travail vivant dans les luttes, et l’adéquation des corps productifs à la mutation des rapports de production; et pour finir, la définition d’une subjectivation ouverte au commun.
5. Souvent, dans le contexte du débat français, et à l’inverse de tout cela, on a tenté de poursuivre sur ce terrain en développant au contraire l’idée d’une dé-subjectivation du discours ontologique, et on a alors utilisé la médiation d’Althusser. C’est en effet avec une radicalité très grande qu’Althusser a proposé cette ligne: «l’individu est interpellé en sujet (libre) pour qu’il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu’il accepte (librement) son assujettissement, donc pour qu’il «accomplisse tout seul» les gestes et actes de son assujettissement. Il n’est de sujets que par et pour leur assujettissement». Nous en sommes bien conscients. Il n’en reste pas moins que, dans ce processus, et parce qu’il s’agissait avant toute chose de dégonder la subjectivité, de couper l’arbre qui portait les branches de tout spiritualisme possible, Althusser a paradoxalement fini par couper la branche sur laquelle il était lui-même assis. Et je veux rappeler ici ce qu’en dit très justement Etienne Balibar: – je cite à nouveau – «c’est (seulement) dans le procès sans sujet en tant que procès historique que la «constitution du sujet» peut avoir un sens». La critique marxienne du sujet ne peut en effet pas être traduite en une figure non qualifiée, ou indéterminée, de l’antihumanisme. L’historicité, et la puissance qui en émerge, doivent être récupérées. Sans doute, c’est précisément dans l’ontologie du présent que peut et doit ré-émerger un humanisme d’après la mort de l’homme».
* Colloque Marx&Foucault Nanterre, 18-19-20 décembre 2014
Traduit de l’italien par Judith Revel